Pourquoi le rêve serait-il l’affaire des dormeurs ? Il en existe des rêveurs qui vivent les yeux ouverts en se dégageant volontiers de l’ombre des visions nocturnes. Pourtant, l’iconographie a longtemps représenté le rêve comme la visitation de songes ou d’anges, messagers imprévisibles d’un monde divin. Si les artistes les ont progressivement éclipsés au profit de paysages rêvés, l’imaginaire chimérique ne s’est pas évanoui pour autant. Mais rêver peut aussi être un éveil, celui de l’esprit qui se laisse divaguer dans la complexité des choses et qui, de ce fait, en révèle une toute nouvelle perception.
LA VISITATION DES ANGES
Penser au rêve, c’est nécessairement – sans que l’on sache toujours pourquoi – penser au ciel ; ou du moins, à cette forme éthérée flottant au-dessus de la tête du dormeur sans être remarquée, au moment même où celui-ci semble basculer dans un tout autre univers. La mythologie grecque concevait déjà le monde comme une séparation entre le ciel et la terre, dont la frontière ne pouvait qu’être traversée en rêvant. Mais ce voyage onirique advenait seulement lors de la visitation d’une créature divine, nommée un « Songe » par les Anciens[1], avant d’être matérialisée sous la forme d’un ange dans l’iconographie chrétienne. Marie, Jacob, Salomon ou Bruno ont fait l’expérience de cette rencontre prophétique, comme l’illustre Eustache Le Sueur dans son Songe de saint Bruno.
Les anges n’ont jamais cessé de hanter les rêveurs, jusque chez les modernes avec Le Rêve de Pierre Puvis de Chavannes, Le Baiser de l’ange d’Auguste Rodin, La Branche de gui ou Le Rêve de Marc Chagall, et même dans Le Kid de Charlie Chaplin, où le célèbre vagabond au chapeau melon enfile une tunique aux immenses ailes immaculées… Il en va de même pour le pendant sombre du rêve, le cauchemar, incarné par un ignoble succube dont Johann Heinrich Füssli s’est sûrement fait le meilleur portraitiste. Ces œuvres constituent en elles-mêmes une frontière entre deux mondes, réconciliant la vie terrestre du rêveur et la vie céleste de l’ange.
LES PAYSAGES DU RÊVE
Cette raison divine connaît pourtant bien des résistances, en premier lieu chez les artistes romantiques, explorateurs passionnés du monde intérieur. L’ange qui traverse la voûte céleste pour visiter le dormeur quand bon lui semble n’est plus réellement le bienvenu. En ce sens, le rêve ne semble plus être le seul fait d’une cause extérieure, mais bien l’expérience subjective d’un individu. Il ne faut cependant pas attendre le XIXe siècle pour voir apparaître la première image d’un rêve personnel. Dès 1525, le génial Albrecht Dürer retranscrit dans un cahier son cauchemar de la nuit passée : au-dessus d’un commentaire, une aquarelle représente un paysage englouti par un déluge, première illustration d’un rêve sans rêveur.
En parfaits héritiers de Dürer, les romantiques boudent peu à peu la vision d’un être surnaturel, pour préférer celle d’un « paysage-état d’âme[2] », où le spectateur rêve les yeux grands ouverts. Cet espace subjectif adopte alors une forme onirique dans laquelle le ciel continue tout de même de jouer un rôle prépondérant. Marc Chagall fait même de son Rêve un paysage renversé où un animal hybride côtoie la lune sous un plafond de terre.
Certains topos célestes apparaissent fréquemment dans ces paysages rêvés, à commencer par Vénus, « l’étoile du Berger », dont l’étincellement à l’aurore et au crépuscule servait de guide aux promeneurs. En véritable allégorie de la muse – Vénus étant la déesse de l’amour –, celle-ci brille dans L’Étoile du soir de Caspar David Friedrich, L’Étoile du berger de Camille Corot, ou encore dans La Nuit étoilée de Vincent Van Gogh, identifiable à son auréole blanche. D’une même manière, le nuage signe par sa présence l’idée d’un monde imaginaire flottant au-dessus des esprits rêveurs : une forme que l’on retrouve fréquemment chez René Magritte jusqu’aux idéogrammes de la bande dessinée, dont les bulles prennent les courbes grossières d’une nuée pour indiquer qu’un personnage est en train de rêver. Sans oublier la peinture-poème de Joan Miró, dans laquelle le bleu ciel finit lui-même par être qualifié de « couleur » des rêves.
LE RÊVE, UNE CHIMÈRE ?
S’ils ne sont plus visibles, les anges n’ont pour autant pas disparu de l’imaginaire qui entoure le rêve. N’est-il alors réservé qu’aux chimères du ciel ? Aux idées fantasques et illusoires, dignes des plus grands illuminés ? Comme à son habitude, le langage trahit cette conception binaire : on tacle ceux qui ont « la tête dans les nuages » ou « la tête en l’air », ceux qui sont trop souvent « dans la lune », en comparaison aux lucides, qui ont bien « les pieds sur terre ».
Le rêve fait partie des grandes victimes de la philosophie cartésienne – qui fera sienne les mots de Blaise de Monluc, « Tous songes sont mensonges » – et l’émergence de la psychanalyse au XIXe siècle n’a contribué qu’à rouvrir la plaie avec ses fantômes. Dans son Interprétation des rêves, Sigmund Freud ne pense le rêve qu’à travers la lorgnette d’un inconscient névrotique, voire pathologique. Le rêveur ne peut alors être qu’un dormeur, dont les images nocturnes sont seulement l’accomplissement d’un désir refoulé. L’irrationnel devient une nouvelle fois problématique, car pulsionnel, égoïste, travesti. Certains surréalistes se sont directement inspirés de ces théories, à l’instar du fantasque Salvador Dalí qui, avec son Rêve causé par le vol d’une abeille autour d’une grenade, une seconde avant l’éveil, baigne généreusement dans les préceptes freudiens avec sa muse Gala au premier plan. S’il n’est pas dans le ciel, le rêve est dans l’inconscient, et ne donne lieu qu’à un monde fantasmagorique auquel on ne peut se fier que difficilement.
POUR UN RÊVE ÉVEILLÉ
Il existe pourtant des rêveurs éveillés, ceux qui laissent leur pensée divaguer dans le monde et prendre des chemins de traverse. Il faut savoir bifurquer pour explorer les mystères. Car tout ne s’offre pas spontanément sous nos yeux, c’est un travail de longue haleine. Dans sa série des Escaliers, Sam Szafran a répété le motif à la manière d’un Giacometti, nuit et jour, inlassablement, pour saisir cette sensation vertigineuse qui se libère dans le tourbillon des marches. Il a alors fallu rêver avec le corps, se laisser aller au plein et au vide des étages, à la distorsion des espaces, au point critique où le vertige causerait presque la chute.
Rêver, c’est donc faire l’expérience du mystère, se confronter sciemment à l’étrangeté du monde, en laissant son esprit et son corps vaquer vers de nouvelles perceptions. À travers son œuvre, l’artiste cherche à révéler par le sens, tout comme Odilon Redon et ses atmosphères brumeuses aux couleurs chaudes : sur ses toiles, l’œil redevient sensible aux galbes de la matière, à la luminosité de la teinte, et c’est bien par cette energeia[3] tant vénérée des Anciens que le corps est traversé. C’est ici que le rêve s’opère, ici et nulle part ailleurs qu’il se réalise de tout son poids et entre pleinement à l’intérieur du monde.
© ROMANE FRAYSSE
[1] Ici, les « Anciens » renvoient aux penseurs de l’Antiquité. En effet, la mythologie grecque évoque les Oneiroi (« Songes »), des divinités personnifiant les rêves qui, selon les auteurs, seraient les enfants de Nyx (« Nuit »), d’Hypnos (« Sommeil ») ou encore de Gaïa (« Terre »).
[2] Thème romantique par excellence, le « paysage-état d’âme » évoque, comme son nom l’indique, l’état d’âme de l’artiste à travers la représentation de la nature, et cherche en ce sens à influer sur l’esprit du spectateur en le plongeant dans la rêverie.
[3] Ce concept aristotélicien s’oppose à une vision idéaliste du réel, jugée trop statique, en le concevant à travers l’énergie perpétuelle des actes et des mouvements qui ne cessent de se déployer dans l’être.
Image : Pierre Puvis de Chavannes, Le Rêve, 1883
Correctrice : Cindy Leroy