Et cætera est une locution courante, que l’on utilise sans connaître son sens littéral : « et les choses qui manquent ». Peut-être pourrions-nous l’employer à chaque fin de phrase, comme signe de ponctuation, car qui peut réellement prétendre avoir pleinement achevé son entreprise ? Si cet inachevé est l’une des conséquences de notre finitude, il est aussi une réflexion menée par bon nombre d’artistes sur l’œuvre et sa durée au sein d’une matière statique.
LES LIMITES
La création d’une œuvre nécessite inévitablement d’entrer dans une autre temporalité, moins effrénée que celle de notre quotidien. Il faut apprivoiser une certaine forme de lenteur, ne chercher ni la productivité ni le résultat immédiat, mais étirer le temps pour poursuivre sa recherche, et accepter les résistances propres à son rythme de travail. Certes, c’est un exercice contraignant, et bien souvent, la persistance de l’esprit créateur ne s’explique qu’à travers ses idées fixes.
Toutefois, la création est prise dans une durée non extensible : celle de l’existence de l’artiste. Et les exemples d’œuvres inachevées sont légion, tout être étant un jour ou l’autre rattrapé par le temps. Parmi eux, on ne peut faire l’impasse sur l’admirable Symphonie inachevée de Franz Schubert, qui ne contient que deux parties sur quatre, sûrement en raison de la syphilis contractée par le compositeur, disparu prématurément à l’âge de 31 ans. On peut aussi faire mention des « œuvres maudites », comme le fameux Enfer de Henri-Georges Clouzot, dont le tournage fut notoirement infernal – titre du film à l’appui – à cause des exigences du cinéaste et des interminables expérimentations qui bouleversaient autant le calendrier que le budget. Hélas, lorsque l’artiste cherche à transcender la vie par l’œuvre, cela mène bien souvent à un aveu d’échec face aux limites du temps.
UNE ŒUVRE OUVERTE
Mais l’inachevé n’est pas nécessairement lié à une frustration : loin d’être un manque, il incarne parfois une volonté assumée par l’artiste en quête d’une œuvre ouverte. Cy Twombly en est un parfait exemple, par l’entremêlement de traces de main, de bribes de phrases et de griffonnages au crayon qui laissent malgré tout de grandes réserves[1] blanches sur la toile. Par cette esthétique de l’inachevé, l’artiste crée des affinités entre la peinture et la musique, en souhaitant faire vibrer quelques motifs dans le vide du support, tout comme certaines notes continueraient de résonner dans un silence.
Dans ses Vies, Giorgio Vasari est l’un des premiers à théoriser ce non finito en observant les œuvres des artistes florentins de la Renaissance : « les ébauches ont toujours plus de force et de vie que les ouvrages finis, parce que la fureur de la création artistique exprime dans l’immédiat ce qu’a conçu le génie, ce que le soin et la peine ne peuvent réussir dans les ouvrages mis au net »[2]. Michel-Ange est alors pris en exemple, lui qui a laissé la plupart de ses sculptures de marbre inachevées, à l’instar de ses célèbres Esclaves qui émergent de blocs de pierre encore visibles. En évoquant l’intensité créatrice dans la matière brute, l’œuvre ouvre l’imaginaire vers un ailleurs, et ne peut qu’être poursuivie dans une suggestion infinie.
LA RÉSISTANCE DE LA MATIÈRE
L’inachevé renvoie toujours à la matière, car quelle idée pourrait se prétendre finie ? Ce n’est que dans la forme volontaire, circonscrite de l’objet que le créateur peut reconnaître un accomplissement. Lorsque l’on souhaite dessiner un cercle, sa forme ne nous paraîtra jamais finie tant que la boucle ne sera pas fermée.
Et pourtant, la matière n’est pas seulement la concrétisation d’une idée. Elle résiste nécessairement au bon vouloir du créateur, qui doit composer avec ses qualités intrinsèques ; une résistance que l’art classique a souvent cherché à invisibiliser au profit d’un designo[3] très cérébral. Des artistes comme Auguste Rodin ont pris le contrepied en valorisant la part d’informe qui réside en toute matière modelée : difficile de ne pas évoquer son élégante série de mains, dont les Mains d’amants restent sûrement l’exemple le plus probant de deux formes sculptées qui surgissent du marbre. En laissant volontairement la matière visible dans son état brut, Rodin révèle la contradiction permanente entre les limites de la matière et l’illimité de l’esprit, ce dernier ne pouvant vivre sans l’autre.
LA DURÉE DE L’INACHEVÉ
L’inachevé semble donc être une réponse à cette contradiction première : comment donner vie à une matière statique et limitée que l’on voudrait symbolique ? En suggérant l’infini, l’ailleurs, l’œuvre inachevée apparaît ainsi être ce qui incarne le mieux le mouvement de l’existence en train de se déployer. Elle est l’illustration d’une durée dans la pierre ou sur la toile, durée que l’œil oublie en figeant le réel dans une représentation.
Dans L’Homme et sa pensée, Rodin mène une réflexion sur le temps au sein même de la confrontation entre la matière polie – donc narrative – et la matière abstraite. Le titre n’est finalement là que pour souligner la dimension métaphysique de l’œuvre, puisque le plâtre semble devenir autonome et générer en lui-même une forme à la pensée. En demeurant dans un état transitoire, il semble dès lors être le plus à même de révéler la perpétuelle métamorphose des choses, avant l’idée en soi.
© ROMANE FRAYSSE
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[1] Dans les arts plastiques, la réserve désigne une partie de l’œuvre non recouverte d’encre et de pigment, laissant visible le support.
[2] Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, première édition, 1550.
[3] En italien, designo signifie à la fois le dessin et le dessein. Il est donc le concept, l’idée a priori qu’a l’artiste de son œuvre.
Image à la une : Auguste Rodin, L’Aurore, 1895-1897
Correction : Amandine DE VANGELI — @adv_correction