L’heure n’est plus à la représentation du paysage : ce genre est peu présent dans l’art contemporain, qui ne s’en préoccupe guère. L’art romantique utilisait la peinture de paysage comme support pour l’exaltation des sentiments personnels à travers le grandiose et le sublime. Désormais, les productions artistiques visent davantage l’engagement politique, dans le but de servir des problématiques communes. La notion de dérèglement climatique a instauré un climat d’urgence traduit dans les œuvres de nombreux artistes contemporains, et l’idée de paysage y est bien souvent liée à celle de temps. En effet, il est devenu difficile de penser l’environnement sans penser à sa dégradation, qui suggère inévitablement sa fin. Ainsi, deux démarches peuvent être distinguées chez les artistes qui s’attellent à la représentation de l’espace-temps : appuyer le climat d’urgence ou, au contraire, tenter de l’apaiser. Ces deux démarches peuvent être illustrées respectivement par les œuvres des artistes américains Max Hooper Schneider (né en 1982) et La Monte Young (né en 1935).
PET SEMIOSIS, 2016
L’art contemporain met en avant le caractère désormais indissociable de la nature et de la culture. À l’époque où Hegel rédigeait son Esthétique, une distinction claire entre beau naturel et beau artistique s’opérait ; cette distinction n’a dorénavant plus de sens, et la question du beau ne se pose plus. Les artistes cherchent seulement à rendre la dimension insécable qui unit, de façon irréversible, le produit de la nature à celui des humains. Pour ce faire, beaucoup ont recours à l’aquarium ou au terrarium, employés comme support artistique. Max Hooper Schneider, né à la fin du XXe siècle, utilise cet objet au sein duquel il fait cohabiter végétaux et minéraux, détritus et objets triviaux, parfois associés à des restes d’insectes ou d’animaux. Il crée ainsi tout un écosystème, une microbiosphère, où les différents éléments vivent les uns avec les autres, se confondent, puis donnent vie à de nouveaux organismes. Ainsi décrit-il ses œuvres évolutives :
« Elles accumuleront de la poussière, formeront des algues, généreront des polypes coralliens et changeront de couleur. Je considère mes œuvres comme des “agoras”, c’est-à-dire des assemblées, des lieux de réunion pour des échanges très divers[1]. »
Dans l’Art nouveau s’opérait déjà un mélange entre nature et culture, mais il s’agissait alors d’une nature domestiquée, contenue, malgré son apparence de liberté. Le produit de l’Art nouveau, harmonieux et figé, est loin de l’amalgame d’éléments technologiques et biologiques des œuvres de Max Hooper Schneider. Sa série des Pet Semiosis rassemble des éléments qui se propagent avec le temps et laissent place à une forme de chaos irréversible, symbolisant l’impact de l’humain sur son environnement. L’usage du néon renvoie ici à l’apogée de la modernité, qui écrase la nature et la rend invisible. Toutefois, le néon, comme le réservoir acrylique, est progressivement englouti par la nature qui se régénère, symbolisant sa reprise de contrôle sur les humains, au détriment de leur existence. Le terme d’« agora » employé par l’artiste pour qualifier ses œuvres prend ainsi tout son sens : leur caractère évolutif et les matériaux tirés de l’environnement qui les composent donnent à voir un espace-temps autonome, reflet de l’état actuel de la planète.
DREAM HOUSE, 1990
Par ailleurs, le développement des œuvres d’art en trois dimensions permet aux artistes de proposer des expériences esthétiques nouvelles à leur public. Les installations, dotées d’un pouvoir d’immersion, présentent souvent un grand succès au sein des espaces d’exposition. La Monte Young, compositeur américain à l’origine du concept de musique éternelle[2], conçoit son œuvre Dream House à partir de deux éléments immatériels, la musique et la lumière. Achevée en 1990 et présentée au musée d’art contemporain de Lyon, l’installation in situ prend la forme d’une pièce dans laquelle les visiteurs peuvent profiter d’un moment, bercés par les sons et par les spectres lumineux colorés. Grâce aux mobiles conçus et suspendus dans la salle par l’artiste Marian Zazeela, la lumière reflète des ombres et des formes sur les parois, créant ainsi des images en mouvement. Dans ce « volume de 101 598 pieds cubes de lumière », tel qu’il est défini par Zazeela, le spectateur ressent à la fois des ondes de la musique, de la lumière et de la couleur : son immersion lui permet de percevoir les nuances de ces trois éléments impalpables et l’invite, selon la volonté des artistes, à la méditation.
Cette installation agit d’une à la manière d’une synthèse de l’invisible et de l’immatériel : entre sons et lumière, l’auditeur est invité à s’introspecter autant qu’à porter une attention particulière à son environnement. En outre, le visiteur se trouve confronté à une expérience personnelle de la durée : libre de parcourir l’installation à son rythme et d’y rester autant qu’il le souhaite, sa perception du temps est alors entièrement conditionnée par son expérience muséale. L’ensemble des éléments composant l’œuvre forment ainsi un tout rendu visible par les artistes et expérimenté par les spectateurs, un lieu où espace et temps s’embrassent.
Le dispositif immersif est particulier en ce qu’il coupe le visiteur du monde extérieur. Il lui permet ainsi d’expérimenter une temporalité autre dans un lieu inédit et nouveau. Ses repères spatiaux lui sont confisqués tandis que sa notion de la durée est altérée en fonction de l’effet visé par l’artiste. Dans le cas de la Dream House, les artistes ont choisi d’offrir à leur public une expérience du calme et de la sérénité, leur permettant ainsi d’oublier, le temps de leur visite, l’agitation du monde extérieur et les problématiques qui occupent notre quotidien.
© MARGAUX BAK
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[1] BOURRIAUD, Nicolas. Planète B. Le sublime et la crise climatique. Radicants, Paris, 2022, p. 32.
[2] Pionnier de la musique minimaliste, La Monte Young crée des compositions statiques qui emploient des sons de très longue durée, d’où l’appellation de « musique éternelle ».
Correction : Ludivine Corbin
Image à la une : Max Hooper Schneider, Pet Semiosis 7: INFLUENZA (Armenian), 2016 (detail). Réservoir acrylique, soufre pétrifié, cristaux de sucre, flore plastique fluorescente, ananas confit, mousse isolante, bois de plage, tige de palmier, résine phosphorescente, médaillon anonyme, minerai de cuivre, pyrite de fer, coprolithes, enseigne néon de verre, 35,5 × 25,4 × 30,4 cm. © High Art