Le 3 avril 1897 dans la capitale de l’Empire austro-hongrois[1], Gustav Klimt, futur mentor d’Egon Schiele, annonce la Sécession viennoise, une rupture artistique et politique, qui a pour devise « À chaque temps son art, à chaque art sa liberté ». C’est donc dans ce contexte que le jeune Schiele, né en 1890, devient peintre. Désireux de rester à l’écart des autres artistes, y compris du groupe de la Sécession viennoise dont il fait pourtant partie, l’artiste développe un style expressionniste[2] et unique. Sa production est en grande partie composée de nus déformés, crus et morbides, loin de la nudité idéalisée, académique et acceptable de Hans Makart[3]. En 1917, un an avant sa mort, il peint l’une de ses toiles les plus saisissantes : L’Étreinte (Couple d’amoureux II), qui semble réunir toutes les singularités de son art dans une composition où le désir, la mort et la vie s’étreignent et se débattent.
LA PRÉSENCE CONSTANTE DE LA MORT
Le père d’Egon Schiele est mort de la syphilis alors que l’artiste n’avait que quatorze ans et certains pensent que ce traumatisme est la raison pour laquelle la mort semble toujours planer dans ses œuvres.
Parfois, elle est représentée de façon littérale, comme dans Le Voyant II (La Mort et l’Homme) de 1911 où l’artiste se représente de deux manières : vivant, face au spectateur, et sous forme de spectre, enlaçant presque sensuellement son corps encore en vie, comme pour signifier qu’elle fait partie de lui et ne cessera jamais de peser. Dans une autre toile intitulée Mort et jeune fille peinte en 1915, la mort porte également les traits du peintre qui enlace amoureusement une jeune femme sur un drap rappelant celui sur lequel s’étreignent les deux amants de 1917. Schiele semble toujours être le visage de la mort, une représentation qui n’a rien de surprenant lorsque l’on sait qu’il s’est toujours considéré comme un artiste maudit.
Mais qu’y a-t-il donc de morbide dans L’Étreinte ? Ce couple enlacé montrant l’accomplissement du désir amoureux n’a rien de romantique, et la tendresse entre les deux êtres semble être étouffée par une atmosphère presque angoissante qui peut créer une forme de malaise chez le spectateur. Le tableau est composé d’une grande diagonale formée par un drap blanc aux contours bleutés et aux bords qui semblent presque tranchants, posé sur un fond indéfini, un magma vert ponctué de bleu, de brun, de jaune et de blanc. Sur le drap qui apparaît comme un radeau sur cette mer verte et tumultueuse, on trouve deux figures enlacées : un homme à la peau brune, rougie par endroits, et une femme à la peau bien plus pâle parsemée de vert et de bleu et dont les cheveux, seul véritable élément décoratif du tableau, sortent du drap et se mêlent au fond vert et brun. Ces couleurs, le corps maigre et osseux de l’homme rappellent fortement des cadavres. Le fond vert peut alors être vu comme la mort à laquelle les amants tentent d’échapper en s’enlaçant, mais qui semble déjà avoir laissé ses marques sur leur corps.
LE DÉSIR COMME BOUCLIER
« Je suis un être humain, j’aime la mort et j’aime la vie. »[4]
Pour l’artiste, ces deux notions, bien qu’opposées, cohabitent et sont indissociables. L’étreinte amoureuse est ce qu’il y a de plus vivant et ce qui rend cette toile si saisissante. C’est le mouvement de ces deux corps cadavériques, nus et vulnérables qui, dans un élan presque désespéré, s’étreignent pour échapper au monde et à ce qui les attend, comme si ce désir et cet acte d’amour pouvaient les protéger, comme s’ils étaient un bouclier contre la mort.
En effet, on observe chez Schiele une représentation continue de la mort qui aurait pour but de créer une forme d’intensification de la vie.
L’attention portée à la mort lui permet de se montrer attentif à la vie et la fusion des deux leur donne une intensité et une puissance extraordinaires. C’est pourquoi le désir, notamment érotique, a une place très importante dans la production du peintre qui compte de nombreux nus provocateurs et amants enlacés qui ont participé à sa réputation scandaleuse.
Dans certaines œuvres, l’artiste choisit de ne pas citer directement la mort, mais plutôt de la sous-entendre, par le traitement des corps et leur couleur dans L’Étreinte, ou encore par les bandes de tissus déchiquetées teintées d’un rouge vif dans Deux amies, pouvant faire penser à des lambeaux de chair.
De manière générale, l’érotisme et la mort sont très liés dans les œuvres de l’artiste, créant un effet de malaise et de fascination.
LA SOURCE DU DÉSIR
Mais qui sont donc ces femmes érotiques que l’artiste représente avec obsession dans ses compositions macabres ?
Bien que certaines soient des modèles, deux sont parfaitement reconnaissables : Wally Neuzil, la première compagne du peintre, et Edith Harms, qu’il épouse en 1914.
Reconnaissables à leurs cheveux roux et à leurs yeux clairs, on les retrouve souvent dans les compositions érotiques du peintre, seules ou avec lui. On reconnaît d’ailleurs Edith dans la première version du tableau, L’Étreinte (Couple d’amoureux I) également réalisée en 1917. Or, dans la seconde version, la longue chevelure brune n’appartient pas à la femme de l’artiste comme on le pense souvent, mais plus certainement à un modèle qui semble également avoir posé pour la peinture La Famille de 1918. Encore une fois, on présente souvent la femme du tableau comme Edith, morte de la grippe espagnole alors qu’elle était enceinte, et le bébé comme leur enfant qui ne naîtra jamais. On remarque pourtant que la jeune femme ne ressemble en rien à l’épouse de l’artiste, ce qui fait de cette œuvre une vision fantasmée, idéale, de la famille que l’artiste aurait pu avoir[5].
Egon Schiele est emporté par la grippe espagnole en 1918, quelques jours après sa femme. Moins célèbre que celle de son mentor Gustav Klimt qu’il a pourtant parfois surpassé, la courte carrière de cet artiste à la production singulière n’en est pas moins riche et passionnante. Il a inspiré, et inspire encore, de nombreux artistes, dont Francis Bacon, Amoako Boafo, Julien Nguyen et bien d’autres.
© EDITH VAREZ
Correction : Ludivine Corbin
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[1] L’Empire austro-hongrois s’étend de 1867 à 1918 et réunit l’Autriche et la Hongrie. Ces deux nations n’ont pas d’identité commune et ne peuvent se rejoindre et se comprendre que par le biais de l’art qui devient donc un instrument politique essentiel.
L’art officiel, toujours très classique, se pare alors d’un éclectisme parfaitement illustré dans la décoration de l’escalier d’honneur du Kunsthistorisches Museum à Vienne inauguré en 1891, confiée aux peintres officiels de l’époque : les Autrichiens Hans Makart, Gustav Klimt et Franz Matsch ainsi que le Hongrois Mihály Munkácsy.
[2] L’expressionnisme est la projection d’une subjectivité qui tend à déformer la réalité pour inspirer au spectateur une réaction émotionnelle.
[3] Hans Makart (1840-1884) est une figure célèbre de la culture viennoise à l’époque de l’Empire austro-hongrois, période à laquelle il est considéré comme étant aussi important que Rubens quelques siècles plus tôt. Son influence picturale jugée trop conformiste a suscité ensuite en réaction le mouvement de la Sécession viennoise animé par Klimt, qui faisait à l’origine partie de son équipe.
[4] SCHIELE, Egon. « Autoportrait », Je peins la lumière qui vient de tous les corps, Agone, Paris, 2026, p. 39.
[5] Principale source : Des mots et des arts, cours en ligne
Image à la une : Egon Schiele, L’Étreinte (Couple d’amoureux II), 1917, huile sur toile, 100 x 170 cm, musée du Belvédère, Vienne