Pour ceux qui se méfient des mots et qui excellent en langages silencieux, L’Énigme de Kaspar Hauser résonnera à coup sûr. C’est en 1974 que l’idée vient à Werner Herzog de consacrer un film à Kaspar Hauser, enfant sauvage découvert en 1828 en train d’errer dans les rues de Nuremberg, et pris sous l’aile du philosophe Georg Friedrich Daumer avant de mourir mystérieusement à l’âge de 21 ans. Une apparition « énigmatique » que le cinéaste aborde comme l’entrée brutale d’un être d’émotions dans les carcans du langage.
PRISON DE PIERRE, PRISON DE MOTS
La vie de Kaspar Hauser est un emprisonnement continu, mais de natures différentes. D’abord physique, les dix premières minutes du film nous le présentent dans un sombre cachot dont le sol est couvert de paille, et dont les solides murs en pierre ne laissent aucune ouverture possible sur le monde. Dans les faits réels, le jeune homme aurait passé seize ans enfermé, isolé, ne recevant que la visite d’un homme vêtu de noir lui ayant appris à marcher, à écrire son nom et à dire « Cavalier veux comme père était » – son père ayant probablement été un cavalier.
Mais très vite, son entrée dans la société nous fait percevoir une autre forme d’emprisonnement : certes, Kaspar Hauser vit à l’air libre, hébergé dans la maison de Daumer, mais son isolement persiste dans son incapacité à formuler une pensée et à communiquer avec les autres. Problématique à laquelle son précepteur tente de remédier en lui apprenant à parler l’allemand : mais est-ce bien suffisant pour s’intégrer dans le monde des symboles ?
LA RAISON RIGIDE
Le film de Werner Herzog évoque le cas de Kaspar Hauser sous ce décalage inévitable : celui du monde sensible et du monde rationnel. L’enfant sauvage, confronté au silence de son cachot, n’a certes pas existé à travers les mots, mais a vécu par les émotions. Face à l’expérience présente, sensible, singulière, Herzog place deux autorités ne jurant que par la raison : la religion et la science.
À ce propos, deux scènes sont marquantes : une première, dans laquelle deux prêtres ordonnent à Kaspar Hauser de « croire » sans « discuter un dogme religieux », là où le jeune homme défend une approche empiriste de l’existence : « je dois apprendre afin de pouvoir ensuite comprendre le reste ». Mais dans une deuxième scène, un mathématicien féru de logique lui enseigne que « comprendre importe peu, déduire est essentiel ». Par ces deux autorités, Herzog illustre ainsi la rigidité de la raison humaine, incapable de sortir de son langage et de ses idées fixes, pour se laisser surprendre par l’énigme du monde sensible.
DES ÉNIGMES SAUVAGES
Et c’est en ce point que l’existence de Kaspar Hauser ne peut qu’être une tragédie où la tristesse durera toujours[1]. Car en s’érigeant comme une autorité toute-puissante, la raison humaine se refuse à faire face à l’énigme du sensible, condamnant les hommes à n’être que des « loups » pour le sauvage. En véritables prédateurs, ils établissent leur puissance sur des « dogmes » et pourchassent tout être qui remettrait en cause leurs fondements.
Or, Kaspar Hauser est une énigme et ne se laisse saisir par aucun discours, même le plus savant. Il ne fait que mettre à jour une pensée qui s’enferme sur elle-même et refuse d’être transportée par l’émotion. Le sauvage, au contraire, reconnaît que « la musique [lui] ressent fort dans la poitrine », que l’oiseau ou le nourrisson ont une tendresse, et que l’existence ne se traverse qu’en soi : « ne vit en moi que ma vie », conclut Kaspar Hauser.
SORTIR D’UN MONDE DE LANGAGE
Assister à la souffrance de Kaspar Hauser est riche d’enseignement. Elle nous renvoie à nos croyances intelligemment modelées par le langage, dans une société moderne où l’ombre de Dieu se projette toujours. Certes, nul être ne souhaite prendre la place du sauvage, qui perçoit son « apparition dans ce monde [comme] une dure chute ». Mais de même, nul autre ne souhaite devenir ce petit magistrat obsédé par son « procès-verbal », et clôturant le film avec un soulagement apporté par la médecine : « Nous tenons pour cet être étrange une explication. On ne peut trouver mieux ».
Sortir du langage est donc une première étape pour tuer les résidus divins qui dorment encore en soi. Aucun Logos ne doit ordonner nos actes : seule l’expérience permet à l’être de mieux comprendre les énigmes du monde, sans toutefois les saisir pleinement. En premier lieu le corps sauvage, donc, et ensuite, le langage, qui n’en est que son expression.
© ROMANE FRAYSSE
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[1] Ces mots sont ceux de Vincent Van Gogh. Ce parallèle pourrait nous interroger sur une chose : l’artiste qui traverse l’existence par l’émotion n’est-il pas lui aussi entouré de loups ?