Face à un miroir triptyque, une tête prend trois visages : profil, trois quarts, face. Trois visages dissemblables que le sujet identifie pourtant comme étant le même, le sien. Mais comment un être peut-il aussi être trois ? C’est bien là toute la complexité d’une identité à définir. On voudrait pouvoir la saisir durablement, savoir y déceler de l’identique, de la cohérence, et pourtant elle ne cesse de se dérober à travers ses contradictions. C’est cette interrogation qui a inspiré aux artistes l’art de l’autoportrait ; mais parfois, celui-ci ne suffit pas et nécessite la médiation d’un miroir. Image fragmentée, image démultipliée, l’autoportrait au miroir révèle à la loupe les mécanismes de la pensée en train de se réfléchir.
JE EST UN REFLET
Le miroir est un stade dans l’identité de l’être : c’est du moins ce qu’affirme Jacques Lacan en théorisant la prise de conscience, chez l’enfant âgé de six mois, de l’unicité de son propre corps par la reconnaissance de son reflet[1]. Cette image renvoyée par le miroir n’est plus étrangère au sujet, mais révèle au contraire son autonomie et son intégrité en présence d’autrui. Depuis cette découverte, le moi ne peut alors plus être rencontré qu’à travers sa forme projetée.
La psychanalyse n’est toutefois pas la première à concevoir le miroir comme la possibilité de se réfléchir. Les artistes ont très tôt investi cet objet pour définir leur identité au sein même de leur œuvre. L’un des exemples le plus évocateur – et sûrement le plus ancien – se trouve chez les fameux Époux Arnolfini : le peintre Jan van Eyck apparaît dans le miroir convexe qui trône au centre, entre les deux figures, accompagné par la citation explicite « Johannes de Eyck fuit hic 1434 » – autrement dit, « Johannes de Eyck fut ici, 1434 ». À travers cette image reflétée, l’autoportrait au miroir incarne alors la conscience qui s’observe. Il donne soudain à voir ce qui reste habituellement invisible : l’artiste, l’auteur[2], donc l’identité à l’origine d’une pensée et d’une action qui se sont concrétisées à un moment précis. À la fois observateur et observé, le peintre use ainsi de ce stratagème pour affirmer par lui-même la place qu’il désire prendre dans le monde.
« QUI SUIS-JE ? », L’ENDROIT ET SES FRONTIÈRES
Reprenons ici l’exemple des Époux Arnolfini. Cette citation gravée au-dessus du miroir par Jan van Eyck dévoile aussi un autre aspect de son autoportrait : le besoin de se situer dans l’espace. En notant qu’il « fut ici », au centre, l’artiste témoigne d’une présence qu’il tente de saisir à travers son reflet parcellaire. De nombreuses photographes ont d’ailleurs joué avec cette fragmentation du moi dans le miroir : Vivian Maier, Florence Chevalier, Florence Henri ou Ilse Bing se capturent tantôt en isolant un membre de leur corps, tantôt en le démultipliant par la confrontation de différents miroirs.
Il s’agit là d’interroger son identité à travers un endroit précis et singulier. Dans l’un de ses autoportraits de 1928, Florence Henri expose son visage et son buste sombres entre une table, un mur et un miroir. Le corps morcelé s’inscrit ainsi dans un paysage défini par ses frontières particulières : celles de la photographe et celles des objets qui l’entourent. Cet endroit ouvre nécessairement une réflexion sur les limites des corps, et lui permet d’esquisser partiellement les contours de son identité : les scruter comme Henri se scrute dans le miroir, tout en révélant, par la distance de l’objectif, qu’aucun être n’est assez proche de lui-même pour pouvoir définir qui il est.
MÊME ET DIFFÉRENT : TORDRE LE MOI
Définir l’identité selon l’endroit, c’est accepter son mouvement et ses divergences, abandonner la conception d’un être identique. C’est ce moi changeant qui obsède Vivian Maier dans ses innombrables autoportraits au miroir : la photographe tente de trouver une continuité dans le flot de clichés, se capturant dans le reflet d’un réverbère ou d’une vitrine avec ce même regard impassible, ce même questionnement face à sa silhouette démultipliée.
Si Maier s’approche pudiquement, cette obsession du je mène certains artistes à des expérimentations plus sauvages qui malmènent le sujet pour épuiser toutes ses variations. Dans son Autoportrait au miroir sphérique, M. C. Escher déforme son image par anamorphose[3], et dévoile ainsi l’impossible objectivité du regard que l’on porte sur soi. Plus radical encore, Francis Bacon n’hésite pas à se défigurer à travers un Autoportrait informe, vague, accidentel, car condamné à l’impermanence.
SE RÉFLÉCHIR
On dit d’un sujet qu’il se réfléchit dans un miroir : l’objet devient alors un médiateur indispensable pour penser son identité propre. En ce sens, le reflet apparaît comme la condition du « connais-toi toi-même »[4] défendu par Socrate. Il matérialise cet échange constant entre le sujet et le monde qui l’entoure, permet de saisir une unité dans le cadre, quand bien même celle-ci ne serait qu’une silhouette. Dans son Autoportrait dans un miroir de rasage, Pierre Bonnard se représente comme une ombre au centre d’une pièce solaire. De même, si Vivian Maier apparaît minuscule dans le reflet d’une borne prise en photo, elle se manifeste surtout dans la projection de son ombre sur le sol.
À ce titre, l’ombre n’est qu’un reflet de plus dans lequel le sujet peut se réfléchir. L’autoportrait se passe volontiers de l’expression d’un visage ou de l’entièreté d’un corps, comme René Magritte l’évoque dans sa Reproduction interdite. Il témoigne surtout des contradictions propres à l’identité, mêlant présence et absence, unité et multiplicité, ressemblance et différence. C’est sûrement ainsi que le sujet parvient le mieux à se saisir, en brisant définitivement toute croyance en l’existence d’un être absolu.
© ROMANE FRAYSSE
[1] Inspiré par le travail du psychologue français Henri Wallon, le psychanalyste Jacques Lacan théorise le « stade du miroir » comme une phase de l’enfance advenant vers l’âge de six mois : celle-ci acte le moment où l’enfant s’identifie en apercevant son image dans un miroir, et prend ainsi conscience de l’unicité de son corps.
[2] Rappelons ici que dans son sens premier, l’« auteur » est la cause d’une chose, celui qui fait autorité.
[3] L’anamorphose est la déformation d’une image résultant de sa projection sur une surface non perpendiculaire.
[4] « Connais-toi toi-même » (Gnothi seauton en grec) est une locution philosophique gravée sur le fronton du temple de Delphes, et souvent attribuée à Socrate : celle-ci nous invite à connaître notre place dans l’univers, afin d’avoir une meilleure compréhension de nous-mêmes et du monde qui nous entoure.
Image à la une : Vivian Maier, Autoportrait, 1954. © Estate Vivian Maier/ Courtesy Maloof Collection; Howard Greenberg Gallery, New York & Les Douches la Galerie, Paris.
Correctrice : Julie Poirier