LES MISÉRABLES DE VICTOR HUGO


Une validation de la violence révolutionnaire ?

Lorsque Victor Hugo publie son œuvre phare en 1860, il a effectué un parcours politique pour le moins mouvementé. Après sa jeunesse royaliste, il s’est de plus en plus illustré par son humanisme, avant de changer définitivement de camp lors du coup d’État de Napoléon III en 1851. Sa participation aux émeutes contre l’Empire, puis son exil dans les îles de la Manche achèvent de pérenniser sa figure d’opposant politique et de fervent défenseur des valeurs républicaines.

Les Misérables est publié au cours de l’exil, mais le manuscrit était dans les tiroirs de Hugo depuis près de vingt ans. Le roman a donc été commencé par un pair de France conservateur, pour être achevé par le virulent auteur de Napoléon le petit. Néanmoins la ligne politique de l’œuvre est claire : Hugo dénonce les effets terribles de la pauvreté sous toutes leurs formes et fait de ses miséreux des héros dignes de ceux des plus grandes épopées. Dans la seconde partie du roman, il fait de l’insurrection de juin 1832 l’épicentre de son récit, où se croisent nombre de ses personnages majeurs, et ponctue l’avancée de l’intrigue de réflexions plus ou moins générales sur les événements révolutionnaires. Alors quelle vision Victor Hugo, symbole républicain s’il en est et humaniste par excellence, peut-il montrer de la grande violence qui se déchaîne sur sa barricade fictive, et par extension de la violence révolutionnaire en général ?

L’émeute et l’insurrection

Avant même de débuter son récit d’insurrection, Hugo, en quelques pages de l’une de ces digressions dont il a le secret, se fend de quelques précisions d’ordre politique à propos des révoltes de rue, très fréquentes pendant la période dépeinte par Les Misérables. Il distingue alors deux types de mouvements populaires : l’insurrection et l’émeute. Or les deux phénomènes, bien qu’étant d’ordinaire de violence égales, ne se valent pas : “Il y a l’émeute et il y a l’insurrection ; ce sont deux colères ; l’une a tort, l’autre a droit”[1]. L’insurrection serait un soulèvement légitime basé sur des idées profondes, là où l’émeute s’apparenterait plutôt à un “feu de paille”[2] causée par une colère légitime, mais irréfléchie et chaotique dans ses effets : “Dans les cas les plus généraux, l’émeute sort d’un fait matériel ; l’insurrection est toujours un phénomène moral.”[1]. L’émeute, c’est la douleur du peuple, réelle et légitime, s’exprimant de la mauvaise manière. 

Pourtant, “Au commencement l’insurrection est émeute, de même que le fleuve est torrent”[2] : l’émeute, lorsqu’elle est juste et sait s’enrichir d’idées porteuses de sens, peut se muer en insurrection, voire en révolution. L’émeute est problématique lorsque ces idées sont absentes, car elle ne remet pas forcément en cause les pouvoirs en place : “l’émeute raffermit les gouvernements qu’elle ne renverse pas”[3], et qu’elle est parfois réactionnaire ou conservatrice, là où une insurrection est nécessairement progressiste : “Il n’y a d’insurrection qu’en avant”[4]

Pour Hugo, les moyens violents seraient donc légitimes aux révoltes populaires, à condition que ces dernières soient guidées par une idéologie solide : pour ce qui est des émeutes, il cite en exemple les révoltes contre-révolutionnaires et royalistes de la paysannerie vendéenne autour de 1793, prenant réellement racine dans une souffrance populaire légitime, mais nageant à contre-courant, et dont la violence, instrumentalisée par la noblesse, va à l’encontre de l’intérêt profond de ceux qui la commettent.

A présent qu’en est-il de la représentation de la violence dans les faits? Car Hugo qualifie les éléments de juin 1832 d’insurrection, ce qui induit, si l’on suit son raisonnement précédemment développé, que la violence de ses insurgés est légitime. Mais dans quelle mesure l’humaniste Hugo cautionne destruction, usage des armes et affrontements sanglants, même dans la perspective d’un monde meilleur ?

-Voyez-vous ! hurla le perruquier qui de blanc était devenu bleu, cela fait le mal pour le mal. Qu’est-ce qu’on lui a fait à ce gamin-là?”[5]

Tout au long de la description des pérégrinations de Gavroche, la posture de l’auteur est claire : sa compassion pour le gamin de Paris surmontant faim et misère avec force gouaille avant d’être exécuté sur la barricade par la garde nationale l’emporte largement sur la valeur de quelques éléments de mobilier urbain. L’humour de la narration comme celui du personnage accompagne systématiquement les diverses aventures du petit casseur : pour Hugo, une vitrine brisée n’est qu’une farce en regard de la misère qui touche et tue même les enfants.

La fin justifie les moyens ?

Bien que radical et se postant de manière évidente du côté des insurgés, Hugo n’est ni extrémiste, ni absolu. L’homme politique Hugo encourage et héroïse les actions insurrectionnelles, et accepte la violence qui accompagne fatalement les grands bouleversements sociaux. Mais l’humaniste se désole évidemment des pertes occasionnées dans les deux camps : le problème n’est pas simple, et occasionne inévitablement des dilemmes moraux. Le personnage du chef insurgé Enjolras en est l’incarnation, se condamnant lui-même à mort pour avoir tué sur la barricade : un véritable révolutionnaire se doit d’abhorrer la violence, tout en étant conscient qu’un monde violent ne peut être contré que dans la violence.

Si l’humaniste Hugo propose dans Les Misérables des manières non-violentes de transformer durablement le monde autour de soi, la grande machine sociale, créatrice de misère, y écrase presque toujours les justes ; pour l’enrayer, il ne faut rien de moins qu’une révolution, événement qui le fascine par sa justesse tout en l’horrifiant par sa violence inéluctable. Pour l’auteur, la violence révolutionnaire est légitime uniquement si elle a pour but profond d’aboutir à un monde où cette violence n’aura plus à exister. L’issue de son roman est loin d’être optimiste : ses jeunes révolutionnaires sont massacrés, et ses Misérables se déchirent dans la violence sociale et politique, dans un combat perpétuel dont la plupart ne verront pas l’issue. La violence déchaînée sur la barricade paraît presque absurde, compte tenu de la rapidité de sa conclusion et de l’oubli quasi-total dans lequel l’événement finit par tomber. Pourtant, le discours d’Hugo reste optimiste : pour lui, toute révolte, même apparemment stérile, reste une avancée ; adepte de la théorie du progrès continu de l’humanité, il persiste, malgré l’horreur décrite, à nous dire qu’à force d’efforts, des temps meilleurs viendront.

Mail : sophie.carmona@outlook.fr


[1] Victor Hugo, Les Misérables, partie 4, livre 10, chapitre 1.

[2]Ibid.

[3]Ibid, chapitre 2.

[4]Ibid.

[5]Ibid, chapitre 1.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *