Le recueil de nouvelles Les Bêtes de Pierre Gascar parut en 1953 aux éditions Gallimard.
Destin faste pour l’auteur puisque le Prix Goncourt vint couronner quelques mois plus tard l’ouvrage. Mais destin éphémère pourtant, puisqu’on ne cite plus guère, sinon plus du tout de nos jours, cet écrivain qui fut aussi l’un des pionniers des lettres en matière d’écologie, écrivant à propos de la raréfaction du lichen dans Le Présage, du savant Alexander von Humboldt dans Humboldt l’explorateur et du monde animal dans le recueil qui nous intéresse. C’est peu dire que Pierre Gascar fut un écrivain de la nature.
Son œuvre entière est parcourue par la tentation d’une réunification : celle du monde humain, du monde animal et du monde végétal. Dans cette trinité fondatrice qu’il trouve en éclats, l’auteur va dans ce recueil laisser de côté les plantes pour se confronter à la bestialité qu’il découvre présente dans chaque bête de ses six nouvelles : chevaux, animaux de boucherie, animaux de cirque, rats, chats et chiens.
Mais ces choix ne sont pas ceux d’une limite, au contraire, ils sont ceux de la proximité, de la proximité du soldat de la Seconde Guerre mondiale qui sombre dans la folie, de celle du garçon aspirant boucher que la violence des abattoirs effraye, de celle du couple qu’une étrange malédiction semble consumer… C’est en les liant jusqu’à les confondre que Pierre Gascar créa peu à peu l’ambiguïté latente de ces nouvelles : celle de l’animalité croissante de l’homme et de l’humanité retrouvée de la bête.
Liberté et captivité : qui de l’homme ou de l’animal…
Plus l’animal est proche de nous, plus l’animal se détache de son caractère rare et sauvage. Ce sont là des bêtes apprivoisées que nous présente Pierre Gascar, qu’elles le soient pour notre confort, pour notre usage, pour notre subsistance, ou pour notre amusement. Ce sont là les talents de l’homme dresseur, de l’homme carnivore, de l’homme en lutte que Pierre Gascar sonde. Depuis la nuit des temps, l’ordre est établi.
L’on sait, excepté un incident ici ou là — germination d’une liberté mal refoulée —, que l’animal domestiqué ne peut plus rien contre son maître. Mais bientôt vient le doute : les deux espèces ne se comprennent plus. Leurs desseins se fuient ou s’opposent.
Se pourrait-il que l’animal devenu fidèle compagnon de l’homme puisse, d’une manière ou d’une autre, retourner aux instincts qui furent les siens, et simultanément trahir l’homme tout en le trainant contre son gré dans son sillage d’animalité ? Le tour de force de l’auteur réside dans l’ambiguïté qui peu à peu envenime les pages : est-ce l’animal qui s’abîme dans la folie en poursuivant de plus en plus ardemment son but (se libérer, se démultiplier, vaincre…) ou l’être humain qui s’égare en résistant de toutes ses forces à cette rébellion à la fois primaire et violente ? Bien sûr, on ne saurait apporter une réponse définitive à cette question, chacune des nouvelles lui proposant une conclusion différente. Mais la lecture des pages, certes nuancées, lyriques, équivoques, laisse à penser que l’écrivain sonde autant l’humanité de ces bêtes, qui lèvent les yeux au ciel, que la bestialité de ces hommes, qui n’admirent plus que la boue.
Comme dans certaines œuvres de Jérôme Bosch où l’humanité semble maudite,
condamnée à la damnation, ce sont bientôt tous les protagonistes qui deviennent des grylles tantôt ignares, tantôt railleurs. Comme dans celles d’Odilon Redon, l’anthropomorphisme [1] autant que le zoomorphisme [2] corrompent le sujet, si bien que l’on ne sait plus qui a la primauté sur l’autre, qui de l’animal ou de l’homme sort vainqueur de leur confrontation, si tant est qu’il puisse y avoir un trophée à lever à l’issue d’un tel duel — celui d’une espèce sur l’autre.
C’est pour cela que chaque drame se noue dans les couleurs de l’obscurité. C’est dans l’orage que commence la première nouvelle, c’est dans la clandestinité de la nuit que les bouchers s’exécutent, dans des égouts sans fin qu’on chasse le roi des rats… Comme l’on n’échappe jamais à sa malédiction, aucune aube jamais ne se lève dans la nouvelle. C’est bien plus une extinction totale des étoiles qui peu à peu nourrit l’ombre ; vous pouvez fuir, hommes, bêtes, que sais-je, vous pouvez fuir, mais jamais au-delà de la nuit.
La tradition du bestiaire
Par ce recueil, Pierre Gascar s’inscrit dans la longue tradition littéraire des bestiaires : chapitre d’Histoire naturelle comme pour Pline l’Ancien dans la Rome antique, fantastiques au Moyen-âge, quand manticores et griffons pullulent, conduisant à des procès et des exécutions d’animaux chez certains ecclésiastiques, ou matière poétique et picturale pour Guillaume Apollinaire et Raoul Dufy. Bien entendu, c’est à cette histoire entière et diverse que Pierre Gascar emprunte puisque certaines descriptions hallucinées des campagnes hurlantes ou des hommes qui aboient, tendent vers ce fantastique métaphysique, puisqu’ailleurs il est alternativement instruit le procès de l’homme et de l’animal, puisqu’enfin dans une autre nouvelle un animal banal est élevé au rang de mythe. S’ouvrant ainsi autant à la vie qu’à la mort, aux animaux qu’aux hommes et à la nature, Pierre Gascar nous rappelle que, dans une immense communion, nous tous sommes dans des «sortes d’états seconds qui nous ouvrent l’enfer animal et où nous retrouvons, dans l’étonnement de la fraternité, notre propre face tourmentée, comme dans un miroir griffu.»
Oublieuse Postérité
Mail : oublieuseposterite@gmail.com
Bibliographie :
● Le Présage, aux éditions Gallimard, Collection L’Imaginaire, Paris, 1972
● Humboldt l’explorateur, aux éditions Gallimard, Collection Blanche, Paris, 1986
1 Tendance à attribuer aux animaux et aux choses des caractéristiques humaines.
2 Tendance à attribuer à quelque chose des caractéristiques animales