Comment aborder la question de l’animalité sans évoquer le nom de Rosa Bonheur ? Cette peintre et sculptrice du XIXe siècle est la maîtresse incontestée de l’art animalier, l’une des seules ayant érigé le lion, le cerf ou la vache au rang de personnes. Malgré une célébrité inédite que son époque nommera la « Rosa mania » — tant le nom de l’artiste résonnait aux quatre coins du monde —, la peintre est restée dans l’ombre durant plusieurs décennies avant d’être redécouverte par le public lors de son bicentenaire, en 2022. Parmi ses portraits monumentaux, l’un des plus émouvants reste celui du chien Barbaro après la chasse, peint en 1858, qui témoigne de la sensibilité animale et nous questionne sur notre rapport brutal aux espèces différentes de la nôtre.
L’ART DU PATHOS
Il existe des œuvres qui ne peuvent laisser insensibles : Barbaro après la chasse fait partie de celles-là. Que l’on apprécie l’art naturaliste de Rosa Bonheur ou que l’on soit dérangé par son académisme, nul spectateur ne peut se dire indifférent face à l’expression dolente de ce chien. Son format, tout d’abord, ne nous laisse aucune échappatoire : sur ses 96,5 centimètres de large et ses 130,2 centimètres de long, cette toile nous prend à la gorge. On y voit Barbaro, un griffon-briquet dont le nom est inscrit au-dessus de la tête, à la manière de ces gravures anciennes qui honoraient autrefois une personnalité légendaire en lui assurant une postérité. Mais ici, il s’agit d’un animal, et son portrait n’a rien de glorieux. Revenu de la chasse, le chien est seul, attaché près d’un seau d’eau et d’une brosse dans une pièce aux murs défraichis, dont le seul puits de lumière pourrait évoquer l’isolement d’une cellule. La chaîne qui le serre au cou est si courte que celui-ci ne peut ni se coucher, ni même mordre l’os qui se trouve sous ses pattes. Soumis, le regard suppliant, Barbaro semble chercher l’empathie d’un maître situé hors du cadre à moins que cette plainte ne s’adresse directement à nous.
L’ANIMAL EN PERSONNE
Si Rosa Bonheur est considérée comme l’une des peintres animalières les plus importantes de notre histoire, c’est sûrement pour son attention particulière portée à la sensibilité animale. Au XIXe siècle, à une époque où l’on croit aveuglément au progrès technique et où la raison est considérée comme la qualité supérieure des hommes, la peintre recourt aux émotions pour traduire une intelligence non verbalisée, mais bien réelle. Dans une position d’attente, Barbaro cherche à communiquer par le regard, à défaut de pouvoir le faire par la parole : il n’est donc plus seulement une bête obéissant par instinct au sort qui lui est réservé, mais prend conscience de sa faculté à éveiller des sentiments chez les hommes. Ainsi, le portrait de grande dimension demeure la manière privilégiée par la peintre de valoriser l’animal comme un être à part entière. Car si l’on a pour habitude d’appeler un chien un chien et de ne le différencier que par sa race, Rosa Bonheur le nomme ici Barbaro, et en fait un être singulier à l’expression personnelle. L’œuvre est d’ailleurs troublante à la découverte de ce visage plaintif, si proche de la nature humaine et pourtant si lointain : sous un long dos courbé, des yeux humides implorent un maître resté hors-champ, dont on imagine l’autorité par la posture basse et craintive de l’animal. Ce regard, Rosa Bonheur y porte une attention particulière dans son art : « Je ne me plaisais qu’au milieu de ces bêtes, je les étudiais avec passion dans leurs mœurs. Une chose que j’observais avec un intérêt spécial, c’était l’expression de leur regard : l’œil n’est-il pas le miroir de l’âme pour toutes les créatures vivantes ; n’est-ce pas là que se peignent les volontés, les sensations des êtres auxquels la nature n’a pas donné d’autre moyen d’exprimer leur pensée ? ». Contrairement aux représentations traditionnelles, l’animal n’est plus une allégorie ou une anecdote, il possède ici une intériorité qui nous renvoie à notre propre animalité.
ENTRE CHIEN ET MAÎTRE
À travers cette toile, Rosa Bonheur, qui considérait ses chiens comme ses « meilleurs amis», nous interroge sur notre rapport de pouvoir avec les autres espèces, que nous prenons soin de mettre à distance pour asseoir notre supériorité. Qu’advient-il lorsque nous faisons face à Barbaro ? Le réalisme du trait et du coloris nous fait tout d’abord ressentir de la compassion pour ce regard souffrant, dans lequel on se reconnaît avec stupeur. Puis vient la pitié face au corps servile, laissé dans un inconfort, le dos avachi, les pattes entrecroisées, la queue et les oreilles inertes et abaissées. Finalement, c’est la colère qui prend le pas : comment peut-on traiter un animal de la sorte, et le laisser dans cette plainte sans chercher aussitôt à le libérer ? Quel comportement abusif a-t-on adopté depuis des siècles envers ces êtres que nous considérions sans âme ? Rosa Bonheur cherche donc à réformer notre regard sur l’animal en peignant un être conscient de sa vulnérabilité et soucieux de rester obéissant face à un maître violent. Ici, c’est le point de vue de l’animal que l’on adopte, et non plus celui de l’homme rejetant toute possible réflexion chez son subordonné. Malgré sa soumission, Barbaro soutient
d’ailleurs le regard de cet autre absent, comme l’expression d’un désaccord face à l’injustice qu’il subit. Et derrière ce portrait, c’est l’artiste qui la dénonce. Pionnière de ce combat contre la maltraitance, Rosa Bonheur est en effet l’une des premières adhérentes de la S.P.A. (Société protectrice des animaux) fondée en 1845, et a défendu toute sa vie l’intelligence de ces espèces « bien plus développée qu’on ne le croit généralement ».
L’HOMME, UN ANIMAL COMME LES AUTRES ?
Au-delà d’un magistral portrait animalier, Barbaro incarne le renversement qui se joue
inlassablement entre dominant et dominé. Après tout, ce chien de chasse est bel et bien un prédateur qui vient de donner la mort à sa proie sans aucun état d’âme. Ici, pourtant, il se retrouve démuni et dépend entièrement du bon vouloir de son maître. Les rôles s’inversent. En parallèle, notre sentiment de supériorité n’est donc qu’un leurre : c’est une tendance propre à l’homme de se considérer en dehors de toute espèce animale, et ainsi, d’oublier qu’il fait partie lui-même de l’ordre de la nature. Si la raison lui est propre, ne devrait-elle pas lui servir à prendre conscience de sa sensibilité commune avec les autres espèces, et avec un peu d’humilité, à reconnaître son ignorance face à ces êtres dénués de logos, mais habiles de bien des manières grâce à des sens plus affutés ?
© ROMANE FRAYSSE
Image : Rosa Bonheur, Barbaro après la chasse, peint en 1858