LA SOLITUDE CHEZ LES POÈTES DÉCADENTS : RETOUR À L’ANIMALITÉ OU À L’ÉVEIL SPIRITUEL ?


Salomon Koninck (1609 – 1656), L’Ermite, huile sur toile, 94 x 121 cm, Dresde, 1643.

Chacun d’entre nous a déjà fait l’expérience de la solitude : elle peut être douloureuse, vertigineuse, instructive, apaisante, nécessaire, et parfois même agréable. En ce qui concerne les poètes décadents1, la solitude est une muse qui parfois les rapproche de leur état sauvage, ou qui leur permet d’accéder à un éveil spirituel.

L’HOMME SEUL FACE À SON ANIMALITÉ

Pourquoi a-t-on peur de la solitude ? Parce qu’il est difficile de se confronter à soi-même, à toutes ces pensées qui nous assaillent, souvent négatives et pleines de questions sans réponse. La solitude est un miroir, et pour certains, c’est une expérience cauchemardesque.

Dans ses Poèmes, publié pour la première fois en 1846, Emily Brontë2 se plaint d’être seule, car elle est « privée d’amis après dix-huit années » et « solitaire autant qu’au jour de [s]a naissance »3. Bien qu’habituée à la solitude, dans le poème Alors le chien de la maison réétendit, Emily Brontë décrit avec crainte et horreur un homme devenu associable et fantomatique, à force d’être seul.

Peut-être que cet homme est l’incarnation d’une peur, de tout ce qu’elle ne veut pas devenir ? Dans le dernier vers, elle évoque « son sortilège de basilic » que ses yeux jettent aux hôtes qui l’ont invité chez eux. Cette comparaison avec le reptile mythologique change l’être humain solitaire en monstre capable de tuer ses semblables.

Mais parfois, l’être humain s’isole volontairement pour atteindre un éveil spirituel, il doit alors lutter contre la tentation de l’ermitage total qui le couperait de la société humaine. Par exemple, l’ermite, de Guillaume Apollinaire, rencontre des animaux dans sa fuite du désir et entend ululer Lilith, première femme d’Adam, présentée comme une succube et ultime tentatrice :

[…]

Et je marche Je fuis ô nuit Lilith ulule Et clame vainement et je vois de grands yeux S’ouvrir tragiquement ô nuit je vois tes cieux S’étoiler calmement de splendides pilules

Un squelette de reine innocente est pendu À un long fil d’étoile en désespoir sévère La nuit les bois sont noirs et se meurt l’espoir vert Quand meurt le jour avec un râle inattendu

Et je marche je fuis ô jour l’émoi de l’aube Ferma le regard fixe et doux de vieux rubis Des hiboux et voici le regard des brebis Et des truies aux tétins roses comme des lobes

Des corbeaux éployés comme des tildes font Une ombre vaine aux pauvres champs de seigle mûr Non loin des bourgs où des chaumières sont impures D’avoir des hiboux morts cloués à leur plafond4

[…]

L’ANIMAL, UN GUIDE SPIRITUEL

L’animalité de l’ermite de Guillaume Apollinaire lui apporte également un éveil spirituel, puisqu’elle lui montre un chemin à travers les bois, symbole de l’inconscient. Les animaux y sont mutiques ou parlent un langage inconnu du genre humain, et deviennent ainsi des signes à interpréter.

En effet, tout au long de l’extrait de L’Ermite cité plus haut, Apollinaire fait référence à la nuit et aux oiseaux nocturnes pour évoquer la mort. Par ailleurs, nous pouvons faire un lien entre ce poème et la culture amérindienne où le hibou est un présage de mort imminente, et où l’animal, de manière générale, est perçu comme un guide spirituel. Certaines tribus croient même en « l’animal de pouvoir », qui est différent et propre à chaque personne et qui représente notre intimité la plus profonde ou en d’autres termes, notre âme. De plus, si l’animal est autant respecté, c’est parce qu’il incarne une pureté, une innocence, et une vie menée uniquement par ce qu’il y a de plus naturel : l’instinct.

Dans un poème amérindien, une quasi-métamorphose est décrite, celle d’un visage qui se change en écureuil. Humanité et animalité se rejoignent encore dans cette partie du corps qui permet d’exprimer des émotions, un concept pourtant propre à l’être humain :

« Il s’interrompait aussitôt au milieu d’une phrase, s’il entendait des bruits d’écureuil. Et il savait sous quel arbre attendre les écureuils. Même s’il sortait dans l’obscurité il savait quel arbre se ferait entendre avant que les écureuils y soient arrivés ! Je me souviendrai toujours de cela, incompréhensible aussi aux autres : il s’arrêtait de pagayer presque au centre d’un lac à poissons pour écouter. En silence. Il ne parlait pas du tout simplement il se rongeait les doigts avec ses dents pour me prévenir qu’il avait entendu un écureuil. Je savais qu’il souhaitait que les os de ses doigts fussent des noisettes ! À cette distance dans le lac je pouvais bien entendre s’égoutter les pagaies mais nul bruit d’écureuil. Cependant je voyais un écureuil s’éveiller dans son visage, chaque fois que cela arrivait.5»

LA SOLITUDE, RÉVÉLATRICE D’HUMANITÉ

L’ermite doit vaincre ses désirs triviaux pour atteindre l’éveil spirituel. Il doit éprouver son côté animal pour accéder à un haut niveau de spiritualité, un concept pleinement humain, comme la conscience ou encore la pensée. Chez les poètes décadents, la solitude est une muse qui change l’être humain en « animal spirituel ».

Après tout, l’expérience de la solitude est propre à l’être humain : elle lui rend toute son humanité. Dans La Solitude, un poème du recueil Le Spleen de Paris6, Charles Baudelaire écrit qu’elle n’est pas « mauvaise pour l’homme », comme le pensent les « Pères de l’Église », car « l’Esprit de meurtre et de lubricité s’enflamme merveilleusement dans les solitudes ». Pour lui, elle entretient le « mystère », nous rappelle qui nous sommes et nous aide à mieux nous connaître. Mais alors, ne serait-ce pas la clé du bonheur ?


1 Mouvement décadent, site Internet — Art Culture Histoire, https://www.hisour.com

2 Romancière et poétesse du IXe siècle

3 ÉMILIE BRONTË, Poèmes, extraits des vers 7 et 8 extraits des vers 7 et 8 du poème Je suis le seul être ici-bas dont ne s’enquiert, https://arbrealettres.wordpress.com

4 GUILLAUME APOLLINAIRE, Alcools, Extrait du poème “L’Ermite”, 1913, aux éditions Gallimard, réédité en 1966

5Sousa direction de Manuel Van Thienen, Poème de Cree, extrait de l’Anthologie de la poésie amérindienne, aux éditions Ledes Cerises, 2008.

6 CHARLES BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris, site Internet https://www.poesie-francaise.fr, 1869


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