ÉGARÉ DANS TOUS LES SENTIERS D’ANDRÉ DE RICHAUD


« Vous, les autres qui m’avez tiré par les lèvres

jusqu’à une seconde de votre peau

et dont je me suis repoussé jusqu’à l’éternité parce que

mon amour vous aurait peut-être tué 

Adieu les autres ce n’est pas le moment d’être hypocrite

Chacun de mes mouvements vous inonde de mort »

Il serait vain de réduire la source insatiable de la violence dans l’œuvre d’André de Richaud à un seul affluent, tant elle se démultiplie, mue, se transfigure, mais l’on peut cependant, dans chacun de ses romans, déceler l’inquiétante dualité mise en exergue par cet extrait de La Confession publique : l’homme qu’un irrésistible et protéiforme désir attire vers autrui, cet homme lutte dans le secret de son âme pour résister à cet appel. Il sait que, renonçant à cette nécessité absurde autant que venimeuse, il ne pourra plus, dans la réunification des corps et l’assouvissement de la soif, que déchainer un orage de violence allant jusqu’à la folie ou la mort. Dès lors, ne reste qu’à cet être en perpétuelle lutte contre lui-même qu’un choix : la fuite.

Or, nous ne trahissons pas de secret en rappelant que la fuite hors de soi est longtemps possible, certes, mais que celle dans ses paysages intérieurs, dans ses propres déserts secs, dans ses propres marais empoisonnés, est vouée à l’échec. Là-bas, toute évasion est circulaire. Les secondes, sans doute, auront été porteuses d’espoir, mais tôt ou tard, le fugitif atteindra les rebords du monde, le revers de sa conscience : alors toute la fureur remisée, toute la peur et tout l’amour ressurgiront et noieront le reste du monde.

La contamination intime

Les romans d’André de Richaud commencent bien souvent dans le sillage anecdotique d’un personnage aux prétentions banales et à l’intelligence tout aussi commune. Ce sont des hommes, jeunes ou dans la force de l’âge, des hommes tous issus du sérail provençal, du sérail terrien — comme le fut l’auteur. Ils errent encore pour l’heure dans les régions céréalières de leur existence, sous l’implacable soleil de leur Sud, dans les premiers frimas d’un automne ambré. Ils font partie de la grande colonie humaine. Ils ont une sorte de famille, qu’elle soit constituée d’autres ouvriers, de camarades de classe ou simplement de frères et sœurs. Ils discutent. Ils agissent. En somme, tout bonheur est encore permis, « Et c’est comme ça que commence l’enchantement toujours. » 

Bien sûr, c’est un enchantement catastrophique. Tôt ou tard le personnage d’André de Richaud perd le lien avec la réalité ; cette dernière n’est plus d’airain, n’est plus même poreuse ; elle se délite, elle se défait ; et le protagoniste du roman assiste dans une impuissance mutique à cette scission qui bientôt le laissera spectateur de son exil parmi les contrées éperdument blêmes de sa conscience. Que ce soit, comme dans La Douleur, un amour impossible par sa précocité historique, que ce soit, comme dans La Fontaine des Lunatiques, la découverte d’un mystérieux tombeau familial, que ce soit encore, dans L’amour fraternel, le retour au pays d’un ancien frère qu’on croyait parti à jamais, toujours l’émotion submerge et détruit l’homme.

Ces évènements pour l’ensemble anodins laissent aux personnages de l’auteur une marque indélébile non sur leurs chairs, mais sur leur esprit. Les voilà désormais bovins de ce grand bétail métaphysique qui, comme toutes les nourritures en devenir, seront conduits à l’abattoir. Mais eux, ces êtres que la gangrène psychique désormais ronge, ne le savent pas encore. Le lecteur les devine condamnés quand eux, pathétiques pantins, croient encore pouvoir s’échapper. Trop tard. Ce minuscule incident les a ravis au monde extérieur pour les immerger dans leur misère intime.

Le retour de l’apatride

Certains personnages croient pouvoir se sauver en entamant de grandes transhumances géographiques ; car peut-être le pas éloigne de la souffrance. D’autres demeurent, restent à demeure. Ils se cloîtrent, se ratatinent, se densifient. Dans les deux cas, nulle échappatoire. Le temps aura produit de menues étincelles dans les gouffres gazeux qui aspirent la conscience de Siffrein, d’Hugues, d’Henri… Bientôt vrombiront les cloches de l’ultime réveil, sorte de dernier jour d’un condamné, où tout espoir aura été brûlé. Ne viendra pas le jour de la vengeance – André de Richaud n’écrit pas en moraliste ou en feuilletoniste – mais celui du retour au monde. Et ce monde n’est plus qu’hallucination.

Les critiques, lors de l’éclosion de cette œuvre, évoquèrent un Dostoïevski[1] provençal ; c’est le cas ; toute la littérature d’André de Richaud n’est que malédiction, absence de salut, infini dénuement de l’être humain. Elle ne cherche ni à prouver, ni à apprendre, ni à convaincre. Elle présente l’enfant nu sur les terres mortes de la destinée, là « où l’on n’a plus de mètre, de kilo et de montre/où les dimensions s’enfoncent les unes dans les autres/où les moignons du temps ne font plus rien tourner. » Aussi, quoi de plus normal que ces déflagrations si démesurées et si brèves à la fin de chaque roman ? L’Homme croit un instant posséder les pouvoirs absolus d’un démiurge, mais, emprisonné dans un temps sans fin, son acte de révolte, son acte d’accomplissement, son acte terminal, n’est qu’une étoile filante. La lueur est forte, peut-être, mais si piteusement éphémère qu’elle ne laisse au ciel rien qu’une rémanence, qu’un battement de cil dissipera définitivement. Violence, rage, tristesse, qu’étiez-vous ?

C’est ainsi que se joue le drame insignifiant de la vie chez André de Richaud, lui dont la propre existence fut promise au plus étincelant destin avant de s’effondrer sur elle-même. Il mourra oublié, alcoolique, ruiné, ange flétri du Comtat, bientôt membre du concile des auteurs maudits, écrivant dès son aube parmi ses poèmes : « Heure de ma mort déjà jusqu’à ce soir je n’étais que vous. »  

Mail : oublieuseposterite@gmail.com


[1] Fiodor Dostoïevski (1821-1881) a lui aussi abordé les thèmes de la mort, la culpabilité, la souffrance… André de Richaud (1907-1968) est né à Perpignan.

Bibliographie d’André de Richaud :

La Confession publique, Paris : éditions Seghers, 1944.

La Douleur, Paris : Grasset, 1931.

La Fontaine des Lunatiques, Paris : Grasset, 1932.

L’amour fraternel, Paris : Grasset, 1936.

 

 

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