LES CHANTS DE MALDOROR, SUBLIME VIOLENCE ?


Né en Uruguay, Isidore Ducasse signe en 1868 une œuvre singulière sous le pseudonyme du comte de Lautréamont avant de mourir encore inconnu à l’âge de vingt-quatre ans. Dans cette épopée divisée en six Chants, Maldoror, ange déchu incarnant le Mal, multiplie les fantasmes morbides, les actes de cruauté et de blasphème. Redécouverts au XXe siècle, les Chants étaient qualifiés par les Surréalistes d’œuvre prophétique. Ils ouvraient, selon ces derniers, une voie favorisant l’inconscient par leur dimension onirique et sexuelle. Inspiré entre autres par l’Enfer de Dante et proche de Rimbaud à bien des égards, Ducasse exploite cette violence qui semble l’habiter pour peut-être toucher du doigt ce degré de transcendance inaccessible qu’est le sublime.

Maldoror, la genèse d’un monstre auto-agressif ?

Maldoror, s’il a tenté de paraître bon pendant plusieurs années, est pourtant « né méchant ». Ne pouvant supporter de dissimuler son véritable caractère, il « se jeta résolument dans la carrière du mal » 1. Ce personnage surnaturel, avatar de Lucifer sur Terre, approche les humains et s’y compare. Constatant qu’il n’est capable ni de rire ni de sourire, Maldoror tranche sa peau pour y dessiner une expression amusée2. Ignorant « ce que c’est que l’amitié, que l’amour »3, il conçoit ce dernier comme étroitement lié à la douleur, voire la torture, rappelant le motif sadien. Profondément seul et incompris non moins par les humains que par les créatures divines ou les animaux (en dehors du requin, qui est sa métempsychose4 favorite), le personnage de Ducasse a souvent recours à l’auto-agressivité. Le poète écrit d’ailleurs, à la huitième strophe du Chant Premier, « je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux », témoignant que Maldoror, en plus de répandre le mal, s’inflige à lui-même la violence qu’il fait subir aux autres êtres. Cette violence n’est pour lui que plaisir des sens : « Ô ciel : comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés ! Il venait de m’être donné d’être témoin des agonies de mort de plusieurs de mes semblables »5. Sans foi ni loi, cet antihéros est exempt de tout remords : « Quand je voulais tuer, je tuais ; cela, même, m’arrivait souvent, et personne ne m’en empêchait. Les lois humaines me poursuivaient encore de leur vengeance, quoique je n’attaquasse pas la race que j’avais abandonnée si tranquillement ; mais ma conscience ne me faisait aucun reproche »6.

La violence comme seule valeur

À l’état de fantasme au début des Chants, la violence de Maldoror s’impose progressivement pour ensuite devenir omniprésente. Orientée vers les femmes autant que vers les hommes ou les enfants, les animaux et même les morts, sa cruauté prend la forme du viol, de la torture, du blasphème et se répand même par capillarité dans les fantasmes sensuels du personnage. Se nourrissant du sang et des larmes d’un enfant, s’imaginant torturer et tuer une fillette qu’il prend pour une prostituée ou encore brossant le portrait d’un Créateur débauché, la violence des Chants fait voler en éclats la frontière, parfois floue, entre le bien et le mal. Les allusions à la Bible sont nombreuses, mais immédiatement pourfendues par la témérité du blasphème : l’ange déchu répudie Dieu, le couvent devient un lieu de débauche et Maldoror ôte la vie à un archange. Chez le personnage, la cruauté, la violence semblent étroitement liées à la jouissance, dont il ne parvient à se passer. Manifestant sa préférence sensuelle pour les hommes, il ne peut s’empêcher d’ajouter qu’il les préfère adolescents et se représente s’abreuvant du sang de ses amants à leur gorge7. La dislocation entre le monstre créé par Lautréamont et la réalité est totale, « outrepasse toute censure »8, en faisant en quelque sorte un Satan romantique.

Malgré cette dimension inquiétante, voire repoussante, de l’œuvre de Ducasse, comment considérer son double, Maldoror ? À la sixième strophe du Chant Premier, ce dernier s’interroge déjà : « Hélas ! Qu’est-ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d’atteindre à l’infini par les moyens même les plus insensés ? ». Cette réflexion presque métatextuelle laisserait penser que l’œuvre se voudrait transcendante, s’élevant bien au-dessus de la morale ou des critères du beau du XIXe siècle, faisant alors de Maldoror un personnage sublime. Plus globalement, l’univers maldororien, inspirera nombre de poètes tels que Alfred Jarry ou Henri Michaux. Gide disait d’ailleurs de Ducasse qu’il « est avec Rimbaud, plus que Rimbaud peut-être, le maître des écluses pour la littérature de demain »9, laissant espérer pour l’auteur des Chants de Maldoror une longue postérité…

Mail : correiapauline@yahoo.com


1 Strophe 3, Chant Premier

2 Strophe 5, Chant Premier

3 Strophe 6, Chant Premier

4 « Doctrine selon laquelle une même âme peut animer successivement plusieurs corps (humains ou animaux) ». Le Robert

5 Strophe 13, Chant Deuxième

6 Strophe 6, Chant Troisième

7 Strophe 5, Chant Cinquième

8 STEINMETZ Luc, Préface, éditions Le Livre de Poche, 2001

9 Ibid

 


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