En mettant en scène des personnages aux portes du désespoir, essayant de ne pas sombrer dans le Mal et recherchant la grâce du Bien, Bernanos aura été un auteur singulier, explorateur des luttes intérieures qui déchirent les hommes humbles. Son premier roman, Sous le soleil de Satan, publié en 1926 quand Bernanos avait trente-huit ans est entièrement consacré à cette lutte entre la recherche du Bien et la tentation du Mal, incarné par Satan, l’adversaire qui nous apparaît et duquel il faut triompher.
L’abbé Donissan, le personnage central du livre, est tourmenté, tiraillé entre ces deux forces – l’appel de Dieu, l’apparition du Diable – si bien qu’il ne voit, paradoxalement, que la violence pour l’aider à ne pas sombrer dans les ténèbres et trouver la grâce.
La violence pour « déraciner la joie »
De violence, il en est question la première fois où le personnage de Donissan est évoqué. Son supérieur le présente comme un être « plein de qualités sans doute, mais gâtées par une violence et un entêtement singulier ». Il ne sait pas trop quoi faire de ce jeune Donissan un peu pataud, intellectuellement limité, mais qui ne manque pas de zèle – pour preuve, il s’est proposé de lui-même pour réparer le toit du clocher du village, se faisant pour l’occasion charpentier, comme l’était Joseph, le père de Jésus, un autre personnage à qui la grâce n’était pas destinée et qui, pourtant, en connaîtra le rayonnement.
Mais réparer un toit, c’est aussi mettre une frontière entre l’Homme et le Ciel, donc séparer l’Homme de Dieu et de sa lumière – même si tout le propos de Bernanos sera précisément de jouer sur l’origine réelle de ce soleil. A cause de tous les malheurs et désespoirs de ce monde, à cause de tous les tourments qui travaillent sans relâche chacun de ses personnages, ce soleil ne peut appartenir qu’à Satan.
Donissan, donc, petit abbé sans épaisseur, deviendra pourtant saint, ce dont il ne pouvait se douter mais que son supérieur décèle rapidement chez lui. Il le lui dit : « Là où Dieu vous appelle, il faut monter. Monter ou se perdre. » Mais Donissan, par défaut de jugement – ou par angoisse – préfère se perdre. « Cette volonté de Dieu sur sa pauvre âme l’accablait d’une fatigue surhumaine. »
Car s’il craint son destin, Donissan craint également Satan. Il craint que le Malin ne s’approche sournoisement de lui pour le tenter. Seul dans sa chambre nue et lugubre, il sait que la joie insaisissable qu’il ressent n’est en réalité qu’une des odieuses manifestations de Satan. « Toute joie est mauvaise, toute joie vient de Satan. » Il lui faudra alors chasser cette joie – et la violence que son supérieur avait d’emblée sentie en lui pourra se manifester contre lui-même. Pour chasser la présence du diable, pour se détourner de sa tentation, Donissan se saisira de la chaîne en bronze qui barre sa fenêtre et l’utilisera comme arme pour se flageller. La violence explose, tournée vers lui-même.
Ainsi, chez Bernanos, la violence sert à « déraciner cette joie » qui précipite l’homme dans les bras infernaux de Satan. Et, dans le monde triste et désolé qu’il met en scène, où ses personnages sont soit désespérés soit aveugles et sans lucidité à propos de leur arrogance, où la solitude demeure l’unique réalité commune à tous, c’est à nous-mêmes qu’il revient de nous infliger cette violence.
La recherche de l’apaisement
Donissan se bat, Donissan s’afflige, et Bernanos, dans ces pages, cesse de parler de conscience, cesse d’évoquer l’esprit, l’âme ou la pensée ; non, ce qu’il décrit, c’est la chair souffrante, la peau cinglée, le sang qui coule. Ce corps supplicié est au centre de ce passage éprouvant situé au milieu de la première partie du roman. Il faut éloigner Satan le tentateur, le séducteur, le serpent qui parfois paraît – dans le sifflement de la chaîne de bronze devenue « vipère », faisant écho à l’allitération en s du titre – et Donissan y parvient. Le corps est en lambeaux – littéralement – et la conscience a tout oublié de ses angoisses et craintes de possession. « Sa pensée flottait au-delà, dans une lumière si douce. » Les peurs se sont envolées. En suppliciant le corps, on atteint d’autres sommets – apaisants, baignés par la lumière rassurante d’un Dieu protecteur.
Mais, chez Bernanos, la lumière, le soleil, c’est celui de Satan et, à peine Donissan apaisé pose-t-il le pied par terre (à l’autre bout du Ciel) qu’il est rattrapé par la réalité de la souffrance. « Une douleur atroce le ceignit […]. L’enchantement cessa tout à coup. »
Il voulait chasser Satan qui n’était alors qu’une présence floue et impalpable, tapi quelque part au fond d’une pensée angoissée, mais il n’aura réussi qu’à précipiter son apparition. Satan se matérialisera devant lui quelques pages plus loin, au cours d’une nuit où, perdu et tournant en rond dans la campagne morne et obscure, Donissan lui demandera son chemin. Le Diable le guidera un instant avant que l’abbé ne se rende compte de la vérité. Satan est mon berger, pourrait-on dire en réécrivant le psaume, effaçant le Seigneur.
Le salut de l’âme
La violence physique, malgré ce qu’en attendait Donissan, n’a pu empêcher l’affrontement avec Satan, parce que cet affrontement était nécessaire à l’accomplissement de la destinée de l’abbé, à son accession à la dimension sacrée de son existence. S’il avait du mal à accepter Dieu, c’est Dieu qui s’est imposé à lui.
De cette rencontre avec Satan, Donissan en tirera une force lui permettant de voir l’âme humaine – particulièrement les âmes souffrantes, en détresse, désespérées. Mais ce don l’accable. Donissan se rappelle alors que si la violence ne permet pas d’éloigner le Diable, elle lui permet au moins d’apaiser son âme, même un court instant.
Alors, jusqu’à sa mort, en cachette dans sa chambre minuscule, il continuera à se flageller au mépris de la douleur physique. Ici, l’essentiel n’est pas le supplice du corps, c’est le salut de l’âme.
Sous le soleil de Satan – Georges Bernanos – 1926
Alexandre Jordeczki
Mail : alexandre.marechal.am@gmail.com
- Georges Bernanos (années 40 – Brésil) © collection famille Jean-Loup Bernanos