FIGURES ANTIQUES DE L’EXIL : SOUILLURE ET CHÂTIMENT


Si l’on connaît Ovide pour ses Métamorphoses aux récits licencieux ou ses Amours qui firent la joie des poètes de la Renaissance, on connaît un peu moins la figure d’exilé de ce poète qui conta les « formes diverses des dieux » et l’origine du monde depuis son commencement.

Dans l’Antiquité, la figure de l’exilé prend plusieurs formes et constitue, à bien des égards, une sanction suprême pour celui qui en est frappé[1]. Dans l’Athènes du Ve siècle, l’ostracisme prononcé contre un citoyen constitue initialement une mesure préventive, visant à éviter le renversement de la démocratie au profit d’une tyrannie nouvelle. Pour ce faire, on désigne par un vote la personne à exiler. L’archéologie a mis à jour des ostraka (morceaux de vases où l’on écrivait le nom de celui qu’on voulait ostraciser) aux noms fameux, comme celui de Thémistocle[2], vainqueur de la bataille de Salamine opposant Grecs et Perses. Malgré sa victoire, il sera exilé pour une durée de dix ans avant de passer à l’ennemi et devenir gouverneur pour l’Empire perse[3].

 

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Si l’ostracisme est une exclusion temporaire de la sphère civique afin de préserver la polis, d’autres formes d’exil existent dans le monde antique et sont bien plus violentes. La littérature nous aide à appréhender leur conception.

Il faut d’abord différencier l’exil individuel et collectif. L’exil d’un peuple se perçoit, par exemple, sous le prisme de la guerre. En effet, qu’on se souvienne des paroles d’Hécube dans les Troyennes d’Euripide :

« Enfin, pour mettre le comble à mon malheur, je deviens dans ma vieillesse, esclave des Grecs, ils m’imposeront les services les plus humiliants pour mon grand âge ; moi, la mère d’Hector, on me chargera de veiller aux portes et de garder les clefs, ou de faire le pain ; réduite à coucher sur la terre mon corps épuisé, qui fut habitué à la couche royale, et à revêtir mes membres déchirés des lambeaux déchirés de la misère. »[5]

S’il est trop tôt, dans la temporalité dramatique, pour que Hécube puisse avoir connaissance des issues heureuses des destins de certains de ses enfants, la perspective de l’exil rime avec déportation et changement de statut. En effet, l’exilé de masse devient esclave et, à ce titre, ne possède plus d’identité propre – et l’on sait à quel point l’identité, intimement liée à l’honneur, est une valeur fondamentale dans la pensée du héros épique.

Se rabaisser à devenir esclave d’un autre, n’est-ce pas accepter de voir identité et honneur disparaître en même temps ? Pour ceux qui échappent à ce destin, une perspective remplie d’espoir est possible : l’espoir de la terre d’accueil, de la terre promise. Après tout, le Latium n’est-il pas l’ultime destination de la migration du peuple troyen mené par Énée dans le poème l’Énéide de Virgile ?

L’exilé individuel, pour sa part, a un statut particulier. Dans le théâtre grec, le héros épique isolé devient bien souvent le révélateur de la souillure de sa cité. L’exil est donc l’alternative à la mise à mort en même temps qu’une purification de la collectivité, semblablement au bouc émissaire[6] qui canalise l’ensemble des péchés de la communauté sans être mis à mort, mais en étant laissé seul à lui-même.

Qu’il s’agisse d’Œdipe entreprenant son exil à Colonne[7] sous la garde de ses filles pour purifier Thèbes de son union incestueuse avec sa propre mère Jocaste ou bien qu’il s’agisse d’Héraclès[8] refusant la bénédiction de Thésée après avoir tué sa femme et ses enfants dans un accès de folie, la réponse des tragiques est sans appel : l’exil purifie la collectivité en même temps qu’elle renvoie définitivement l’exilé dans un non-lieu.

 

L’exilé, exclu de la cité, redevient un homme sauvage, à l’état d’animal. Si « l’homme est un animal politique », l’homme hors de la cité est un animal sauvage[9]. Dans les rares cas des héros tragiques, l’exil, en tant qu’il constitue l’effacement de l’identité et de l’honneur, se voit transformé par l’intervention divine.

Ces mêmes héros soumis à l’hybris – à l’excès – sont sauvés par les dieux. Œdipe atteint Colonne et disparaît dans un éclair de lumière éblouissant, preuve de son héroïsation. Héraclès endure, quant à lui, l’immolation pour mettre un terme aux souffrances causées par la robe de Déjanire et obtient l’apothéose pour ultime récompense.

L’intervention divine ajoute donc une dernière nuance à l’exil des héros. Les actes héroïques séparent si puissamment le héros et le citoyen que l’exil devient nécessaire pour sanctionner, sur un plan matériel, ses excès merveilleux ou désastreux. Le deuxième exil qui suit est, pour sa part, hors de l’espace de la cité et des contingences physiques : il s’agit du passage de la condition de mortel à la condition de dieu.

Enfin, pour les mortels, il existe une troisième forme d’exil bien plus particulière : la relégation.

Si l’exil comprend une déchéance de droits civiques, ce n’est pas le cas de la relégation à Rome, châtiment exceptionnel qui se manifeste par un assignement à résidence.

Ovide en fit la douloureuse expérience malgré le fait qu’il était un poète proche de l’empereur (il a épousé Fabia, sœur de Paullus Fabius Maximus de la famille Fabia, une des familles les plus anciennes de Rome, directement liée à l’empereur).

Les causes de cette relégation (relegatus in perpetuam[10]) sont toujours sujettes à discussion chez les spécialistes. L’une des raisons invoquées par le poète est la publication de son sulfureux Art d’aimer qui proposait à ses lecteurs, au travers de trois livres, une méthode imparable pour trouver une jeune femme (livre I), la séduire (livre II) et – pour les jeunes femmes – comment se faire aimer et garder son amant (livre III).

La politique d’Auguste de purification des mœurs romaines rendait le projet d’Ovide incompatible avec les souhaits de l’empereur. C’est sans doute la raison « officielle » qui a provoqué sa relégation à Tomes, non loin du Pont-Euxin, c’est-à-dire aux extrémités de l’Empire.

Malgré les nombreuses prières du poète adressées à l’empereur, ses demandes auprès de ses amis et de Fabia d’intercéder en sa faveur pour encourager Auguste à le faire rappeler à Rome, rien n’y fait. Ovide restera un éternel relégué jusqu’à sa mort vers 18 de notre ère.

Cependant, en poète rebelle et convaincu de son talent, Ovide écrit deux recueils à la force lyrique résolument moderne à nos yeux : Les Tristes et les Pontiques. Sous forme de lettres écrites en vers, le poète évoque la vieillesse, le manque de sa terre natale, l’angoisse de la mort, seul et inconnu, dans cet endroit qui lui semble hostile ainsi que l’amour pour son épouse restée loin de lui[11]. L’expérience de l’altérité ne lui fait pas peur. Les peuples des Gètes, qui parlent pourtant mal la langue latine, semblent apprécier ses vers, preuve de son talent universel[12].

Paradoxalement loin de produire une damnatio memoriae, la relégation, comme Ulysse retenu loin de son Ithaque natale, inscrit l’artiste dans un désir de nostos – de retour – impossible à obtenir. Le retour est alors imaginé, fantasmé et devient le lieu de l’écriture, ce même lieu qui permet, comme l’écrit Hannah Arendt dans La crise de la culture[13], de briser le « cycle de l’éphémère ». L’exil d’Ovide n’a pas éteint sa renommée, au contraire, l’exil l’a rendue éternelle et le poète comparable au héros de l’Odyssée

Benjamin Demassieux

Mail : demassieux.benjamin@gmail.com

[1]Pierre, Christine. « L’exil, une conception du détournement dans l’Antiquité » In : Exils [en ligne]. Perpignan : Presses universitaires de Perpignan, 2010.

[2]Ostrakon portant le nom de « Thémistocle, fils de Néoclès » (musée de l’Agora antique d’Athènes) utilisé lors de la première tentative d’ostracisation de Thémistocle en 482 av. J.-C.

[3]Plutarque, Vie de Thémistocle, Hérodote, Histoires Livre VIII Uranie.

[4]Ostrakon portant le nom de Thémistocle, 490-480 ou vers 460 a. C. Musée de l’Agora antique d’Athènes. Photo de Giovanni Dall’Orto, 9 Novembre 2009.

[5]Euripide, Les Troyennes, traduction Artaud, 1842, v. 489-497 :

Τὸ λοίσθιον δέ, θριγκὸς ἀθλίων κακῶν,

δούλη γυνὴ γραῦς Ἑλλάδ’ εἰσαφίξομαι.

Ἃ δ’ ἐστὶ γήρᾳ τῷδ’ ἀσυμφορώτατα,

τούτοις με προσθήσουσιν, ἢ θυρῶν λάτριν

κλῇδας φυλάσσειν, τὴν τεκοῦσαν Ἕκτορα,

ἢ σιτοποιεῖν, κἀν πέδῳ κοίτας ἔχειν

ῥυσοῖσι νώτοις, βασιλικῶν ἐκ δεμνίων,

τρυχηρὰ περὶ τρυχηρὸν εἱμένην χρόα

πέπλων λακίσματ’, ἀδόκιμ’ ὀλβίοις ἔχειν.

[6]Maccoby, Hyam. « Le bouc émissaire : le double rite », Pardès, vol. 32-33, no. 1, 2002, pp. 135-145.

[7]Sophocle, Tragédies, Tome III, Philoctète, Oedipe à Colone, avec la contribution de : Jean Irigoin, texte établi par : Alphonse Dain, traduit par : Paul Mazon Les Belles Lettres Paris, 1955.

[8]Sophocle, Tragédies, Tome I, Introduction – Les TrachiniennesAntigone, texte établi par : Alphonse Dain, texte établi par : Jean Irigoin, Traduit par : Paul Mazon, 1955.

[9]Aristote, Politiques, I, 9.

[10]Ovide,Tristes, II, 13.

[11]Puccini-Delbey, Géraldine, « L’amour conjugal à l’épreuve de l’exil dans l’œuvre d’Ovide. » In: Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, n°59, décembre 2000. pp. 329-352.

[12]Poulle, Bruno, « Le regard porté par Ovide sur les Gètes. » In: Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, n°49, décembre 1990. pp. 345-355.

[13]Arendt, Hannah, La crise de la culture, Collection Folio essais (n° 113), Gallimard, 1989.

 

 

 


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