MA ROBE EST SUSPENDUE LÀ-BAS : FRIDA KAHLO DANS L’ATTENTE DU RETOUR AU PAYS NATAL


Frida Kahlo, Ma robe est suspendue là-bas (ou New-York), 1933, collage et huile sur bois, 46 x 50 cm, Hoover Gallery, San Francisco.

Parmi la production foisonnante de la peintre mexicaine Frida Kahlo (1907-1954), Ma robe est suspendue là-bas (ou New-York) se distingue à plus d’un titre. Il s’agit de l’un des rares collages de l’artiste, qui a peu utilisé cette technique, bien que nombre de ses toiles reposent sur le principe d’associations d’images a priori, sans liens entre elles[1]. Mais c’est aussi la seule toile dans laquelle Frida Kahlo a littéralement choisi de s’absenter, afin de donner plus de force à l’expression du sentiment d’exil qui est alors le sien.  

L’arrivée de Frida Kahlo aux États-Unis

Ma robe est suspendue là-bas est peint en 1933 à New York, où vit alors l’artiste. Cela fait trois ans que Frida Kahlo a suivi aux États-Unis son époux, le peintre muraliste Diego Rivera (1886-1957), qui doit y honorer plusieurs commandes de fresques. Le contexte politique mexicain n’est pas non plus étranger à leur décision de s’éloigner quelque temps de leur pays natal. De 1928 à 1934, le nouveau gouvernement mène une politique de répression à l’encontre des militants de gauche. Le parti communiste mexicain, auquel appartiennent Diego Rivera et Frida Kahlo, est interdit au sein du pays, les incitant, comme nombre de leurs compatriotes artistes et intellectuels, à gagner les États-Unis.

Le couple séjourne d’abord à San Francisco, puis à Détroit et enfin à New York, où Diego Rivera travaille à un cycle de fresques devant orner le Rockefeller Center. Si le peintre est fasciné par le monde industriel nord-américain et n’envisage pour le moment pas de retour au Mexique, Frida Kahlo, passé le temps de la découverte de ce nouveau pays, ne partage guère l’enthousiasme de son mari, ce dont témoigne Ma robe est suspendue là-bas.

Entre critique sociale et mal du pays

On peut y voir l’une des fameuses tenues traditionnelles portées par l’artiste, suspendue entre deux colonnes néo-classiques se détachant sur un fond de paysage urbain, à la fois apocalyptique et grotesque. Disposés en plans étagés, sont figurés pêle-mêle des images de foules tirées de photographies de presse, une poubelle débordante de nourriture, des immeubles en flammes, une pompe à essence, un siège de toilette, un trophée, une affiche de cinéma, le bâtiment de la bourse de Wall Street ou une église dont le crucifix s’orne d’un S qui lui donne l’apparence du symbole du dollar. À l’arrière-plan, la statue de la Liberté situe la scène à New York, tandis que la silhouette d’un cargo prêt à appareiller évoque les émigrants européens d’Ellis Island – l’artiste songe-t-elle alors à son père, Guillermo Kahlo, né Carl Wilhelm Kahlo, venu de Nuremberg tenter sa chance au Mexique ?

Le corps de l’artiste est en revanche totalement absent de l’œuvre, alors qu’il occupe une place centrale dans toutes les toiles peintes lors du séjour aux États-Unis. Frida Kahlo ne semble plus être dans mais hors du tableau, de même que cette robe suspendue est à la fois ici, au cœur de cette vision parodique et acerbe des États-Unis, mais surtout là-bas, au Mexique. Ce n’est pas seulement parce que l’artiste portait ce type de robe qu’elle a choisi ce motif, mais aussi parce que le port de vêtements traditionnels était un moyen, pour Frida Kahlo et pour d’autres artistes de sa génération, de revendiquer leur identité mexicaine face à l’hégémonie culturelle américaine. Cette robe au cœur de la composition figure l’appel du pays natal et l’attente du retour.  

La réconciliation impossible ?

Il est intéressant de comparer Ma robe est suspendue là-bas avec Autoportrait à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, peint un an auparavant. L’artiste se représente au centre du tableau, vêtue cette fois d’une robe de soirée occidentale, avec à sa gauche, une pyramide précolombienne, des statuettes aztèques et des végétaux exotiques, et à sa droite, un paysage industriel dans la fumée duquel flotte le drapeau des États-Unis.

Dans cette œuvre, non seulement les deux mondes semblaient pouvoir coexister, mais leur point de réunion était l’artiste elle-même. Frida Kahlo se figure en effet non seulement entre les deux mondes, mais juchée sur un petit générateur, qui tire son énergie des racines des plantes du côté mexicain pour alimenter les machines représentées du côté nord-américain.

Un an plus tard toutefois, il semble que l’artiste ne pense plus les deux mondes réconciliables. Ma robe est suspendue là-bas traduit en images les commentaires désenchantés que la société américaine de la Grande Dépression suscite chez l’artiste :

« J’ai vu des milliers de personnes dans la misère la plus noire, sans rien à manger et sans endroit pour dormir ; c’est ce qui m’a le plus impressionnée ici. […] Bien que je m’intéresse énormément à tout le progrès industriel et mécanique des États-Unis, je trouve que les Américains manquent de sensibilité et de bon goût. […] Tout le confort dont ils font tant de cas est un mythe ».[2]

À l’instar de la robe de son titre, Ma robe est suspendue là-bas flotte entre deux espaces. L’œuvre, commencée aux États-Unis, est terminée au Mexique, où Frida Kahlo parvient à convaincre Diego Rivera de rentrer en décembre 1933. Avec une certaine économie de moyens, malgré l’aspect « baroque » de la composition, l’artiste donne forme au sentiment d’exil, à ce sentiment d’errance entre deux mondes qui dure, même lorsque l’errance physique est achevée.

Justine Veillard

Mail : contact.jveillard@gmail.com

[1] On peut notamment citer Ce que l’eau m’a donné, réalisée en 1938, qui pousse peut-être le plus loin ce principe.

[2] Extrait de la correspondance de l’artiste, cité dans l’ouvrage de Raquel Tibol, Frida Kahlo, Cronica, Testimonios y Approximaciones, Mexico, 1983, p. 53

Bibliographie

HERRERA Hayden, Frida : biographie de Frida Kahlo, éditions Le Livre de Poche, Paris, 2003

KAHLO Frida, Journal, Éditions du Chêne, Paris, 1995

KETTENMANN Andrea, Kahlo, éditions Taschen, Paris, 2009

VIAL Marie-Paule (sous la dir.), Frida Kahlo et Diego Rivera : l’art en fusion, catalogue de l’exposition au musée de l’Orangerie, du 9 octobre 2013 au 13 janvier 2014, Hazan, Paris, 2013


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *