LEURS SOUVENIRS TE REGARDENT


Ce n’est pas mon père qui m’a raconté son histoire. Il ne me disait rien,  personne ne me disait rien quand j’avais ton âge. « Tu comprendras quand tu seras grande » répétait maman.

Mais tout se sait dans nos montagnes où même les feuilles des chênes parlent.

Et toi, son arrière-petit-fils, toi, le petit-fils de ma soeur aimée, tu as le droit de savoir.

 

Papa, fort et trapu, je m’en souviens, me faisait voler au bout de ses mains, de retour du champ de tabac, au-dessus du village. Il m’attrapait par une jambe et un bras et je planais comme les vautours sur la vallée, de ceux qui dévorent nos brebis dérochées aux côtes cassées. Les nettoyeurs, comme on les appelait, et on ne les tuait jamais.

Comme je riais !

J’étais un poids plume à côté des bûches qu’il transportait, des arbres qu’il abattait, des sacs de contrebande qu’il déchargeait près de la frontière bulgare. Il acceptait tous les travaux lourds et on se fiait à sa moustache.

Puis d’un coup, son œil virait au bleu, pâle à voir son âme, et il me reposait à terre. Puis il descendait seul vers la place du village, là où deux gueules de tritons en bronze de part et d’autre d’une colonne de pierre crachaient l’eau pure de la source, et il s’asseyait sur la margelle, à côté des vieux et des vieilles, qui avaient au moins deux cents ans chacun, à ce qu’on racontait. Calme, il fixait l’à-pic au bord des maisons, pendant des heures.

— Va chercher ton père.

J’étais sûre de le trouver là.

Un matin, pourtant, il n’y était pas. Nous nous sommes inquiétés, les habitants ont fait une battue, ont appelé. Rien. Une dizaine de jours plus tard, les vautours planaient au-dessus du ravin en bas du village. Je n’avais pas le droit de me pencher, c’était dangereux. Je me suis penchée quand même. Sa casquette, à côté des os sans chair. Les rapaces avaient fait leur travail.

Un berger agile est descendu, il a rapporté ce qu’il a pu.

— Tiens, a-t-il dit à maman, en lui tendant des vêtements déchiquetés et cinq grosses pièces d’or frappées d’une couronne de lauriers comme je n’en avais jamais vu.

Elle les a serrées dans sa paume sans rien dire.

À cet instant, j’ai compris que je ne connaissais pas vraiment mon père. Les gens du village non plus, car il n’était pas de chez eux. Il était apparu un jour de 1923 avec maman et ma sœur au bout du bras, sur un chemin de terre venant de la voie Egnatia. Des poux sautaient de leurs têtes et on voyait la gale et leurs côtes à travers leurs haillons. De route en sentier, ils s’étaient arrêtés ici, au bout de la Grèce du Nord, sur les monts du Rhodope, à Lykaschimi. La vallée aveugle.

 

La Via Egnatia est une ancienne voie romaine qui traverse la Thrace, région antique coupée aujourd’hui en trois morceaux : l’un en Turquie, à l’est, l’autre en Bulgarie, au nord, et le dernier en Grèce, au Sud. En septembre 1922, les frontières demeuraient aussi floues que les souvenirs d’Ariadné, ma sœur, ta grand-mère. Elle avait quatre ans à l’époque. Moi, je n’étais pas née. Quand elle fermait les yeux, elle revoyait la file large et perdue de ceux qui fuyaient la guerre gréco-turque, les enfants trop souffrants pour avoir faim, et les vieux incapables de geindre, titubant comme des morts lents, avec leurs couvertures sur la tête, derrière des charrettes d’où pendaient des poules attachées par les pattes, des matelas, des landaus, des caisses à savon, sous les pluies grises, dans un silence ponctué de toux et de râles car les paroles ne signifiaient plus rien. Ceux qui tombaient, on ne les relevait pas. Pour quoi faire ?

— Heureusement, l’oubli a pitié de moi, répétait ta grand-mère.

Maman baissait toujours le menton, les yeux secs, quand elle m’en parlait. Et vite elle se signait.

 

À Dedeagatch — ils utilisaient le nom ottoman d’Alexandroupoli, port proche de la frontière entre la Grèce et la Turquie —, les tentes militaires du grand camp ne pouvaient accueillir tous les réfugiés qui s’agglutinaient, venus de Smyrne ou de Constantinople par la terre, et ceux qui débarquaient de la mer de Thrace. Même l’eau potable manquait. La famille s’entassa pourtant là avec les autres. On leur donna un matelas de laine. Comme il fit leur bonheur !

L’hiver 1923 fut rigoureux et pluvieux. Les maladies se répandirent avec autant de vigueur que les puces, la dysenterie et la faim. Ariadné attrapa une pneumonie. Transie de chaud autant que de froid, elle allait mourir pour de vrai. Et après ? Tant de cadavres.

Toujours plus nombreux, les réfugiés s’écrasaient les uns sur les autres, on envoya au loin ceux qui pouvaient marcher, comme mes parents et ma sœur. Où aller ? Dans les plaines de Thrace, les villages avaient été incendiés par les Bulgares à leur départ, et d’autres, Grecs ou Pomaks, réquisitionnés, n’avaient plus rien à donner. Restaient les montagnes, peut-être plus accueillantes.

Le pire était certain mais personne n’aurait imaginé à quel point : le 24 juillet 1923 fut signé le traité de Lausanne. Un traité d’échange forcé de populations. Tous les musulmans ottomans vivant à l’ouest du fleuve thrace Nestos devaient laisser leurs maisons, leurs bêtes, leurs cultures en pleine moisson pour rejoindre les terres turques. Au moins 385 000 déracinés. Dans l’autre sens, 1,5 millions de chrétiens grecs quitteraient leur vie tranquille en Anatolie pour se rendre dans une région qu’ils ne connaissaient pas et dont ils parlaient à peine la langue. À tous on disait qu’ils rentraient chez eux, les uns devant occuper les habitations laissées vacantes par les autres. Tous exilés dans leur propre pays, cet inconnu.

Les marcheurs s’ajoutèrent aux marcheurs, leurs corps bordaient les routes.

Durant ces mois, papa est mort souvent, maman aussi. Personne ne sait comment ils ont réussi à mettre un pied devant l’autre si longtemps. Maman tenait Ariadné par la main, papa, personne. Pour survivre, ils échangeaient leurs derniers billets grecs contre des pois ou du blé. Monnaie sans valeur. Maman tricotait la laine tirée de la bourre du matelas et troquait des chaussettes et des chandails, papa vendait sa force.

— Ma moustache, fie-toi à ma moustache, disait-il à ma sœur quand elle pleurait.

 

Dans le cadre doré que tu vois accroché au mur de ma chambre, papa sourit à la mariée. Un artiste smyrniote réputé a peint cette miniature. J’en admire la finesse chaque matin. Sur leurs chevelures sont posées les traditionnelles couronnes de feuilles. Quelle fierté dans l’œil espiègle de papa ! Lui, l’orphelin des rues de Smyrne, le fils d’un marin et d’une femme sans honneur, il épouse la fille du plus grand teinturier de la ville, celui qui fournit les élégantes du « Petit-Paris » sur les quais du port. Par ruse.

Ici, les artisans craignent le vol de leurs recettes secrètes comme la peste, alors ils n’embauchent que leurs fils, ou à la rigueur, leurs neveux. Mais qui se soucierait d’un pauvre idiot tout juste bon à nettoyer les ateliers et à balayer ? Pendant des mois, papa a observé les gestes, les dosages, les mélanges de couleurs, l’air de rien. Jusqu’à montrer un jour qu’il savait tout faire.

Il n’avait pas choisi de s’introduire chez cet artisan au hasard : celui-là n’avait pas d’héritier mâle mais une fille à marier, Apolline, ma mère. Beau joueur, et secrètement admiratif de l’esprit de son futur employé, le teinturier a ri, lui a tapé dans le dos et l’a embauché.

Les yeux de maman dans le cadre lui renvoient sa gaité. Un conte de fées.

Une enfant leur naquit, Ariadné, puis enfin un fils, Mikis, les joues rondes, les mains potelées remplies de leur florissant avenir, beau à rendre jaloux Hermès. L’héritier.

Mais un jour de mai 1922, les troupes grecques occupèrent Smyrne, comme le traité de Lausanne les y autorisait, et le 8 septembre, le commandant turc, Mustafa Kemal, à la tête de l’autre armée envahit la ville pour la récupérer. La mort au bout des fusils.

Fuir par le port. Des bateaux attendaient.

Toi aussi papa, tu attendais sur le quai, large d’épaules mais habillé en femme — parce qu’on savait que les soldats turcs les respectaient ; les hommes, disait-on, ils les tuaient. À côté de toi, ma sœur Ariadné et mon frère, Mikis, bambin de presque deux ans, souriant sous son chapeau de coton. Il regardait les goélands en battant des bras comme s’il avait des ailes, flap, flap, montrant la casquette du capitaine, là-bas, à maman qui tenait une poule bouillie dans un sac et une icône tout contre elle, donnant parfois un coup de coude à son fils pour l’empêcher de tripoter les livres ottomanes cousues dans la doublure de sa petite veste d’enfant. Seuls les billets grecs avaient le droit de sortir du pays. Pas l’or.

Les bateaux anglais, français et américains patientaient près du quai. Le gouvernement grec avait promis d’en affréter aussi pour venir chercher les siens après l’échec cuisant de la marche de ses troupes sur Ankara, après le traité, après le début de la fin.

C’était le 13 septembre 1922. Les flots battaient les coques, exhalant leur iode âcre. Il faisait beau, un jour plein de grâce et de douleur.

Quand l’incendie s’est déclaré, tu as senti la fumée le premier ; trop tard pour reculer. Des mains criminelles avaient bouté le feu au quartier arménien. La panique a flambé dans les têtes, serrées les unes contre les autres au bord du quai. Que faire contre les flammes ? 

La mer ! La mer ! Ce cri n’était pas celui d’une armée joyeuse mais d’un peuple en déroute. Le tumulte t’a poussé avec les autres dans la noyeuse.

Tombés quatre, ressortis trois. Dans la pagaïe de cadavres flottants, tu tenais à la main un petit chapeau de coton trempé.

— Pleure, Apolline, as-tu dit à maman qui s’étouffait d’eau salée sur le quai.

Car toi, tu ne pouvais pas.

Les pièces, hoquetait-elle, avaient entraîné Mikis au fond !

C’était sa faute à elle qui les avait cousues, sa très grande faute.

Tu l’as serrée dans tes bras mouillés. Non, lui as-tu affirmé, il était trop petit pour nager, c’est tout. Elle ne t’a pas écouté, elle a haï les livres ottomanes, elle a haï sa main qui avait tenu l’aiguille, qui avait lâché celle de son enfant, ses doigts, surtout ces sales pièces qui pesaient sur son cœur, elle a déchiré la doublure de sa robe, a arraché l’or et l’a jeté loin, jamais assez loin.

Toi, figé, tu as gardé les tiennes. Qui brûlaient ta peau à travers le tissu. Ton fils, ton avenir brillant, sous les eaux à jamais. Celles qui te restaient, Ariadné, Apolline, tu les as serrées contre toi. Le feu rond a marqué ta poitrine morte.

 

Ses livres en or turc, je les ai toujours. Dans cet écrin. Ouvre-le. Sens-tu comme elles sont encore tièdes ? Un jour, le froid les engourdira enfin, et ce jour-là, promets-moi d’aller les jeter dans la mer.

Claire Garand

Mail : claire.garand@laposte.net


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