L’EXIL CHEZ XAVIER LE CLERC, LES BLESSURES DES SILENCES PANSÉS PAR LES MOTS


Le livre Un homme sans titre, rédigé par Xavier Le Clerc, est paru en 2022 chez Gallimard. Ses dernières publications sont Cent vingt francs parue en 2021 et De grâce publiée en 2008 sous Hamid Aït Taleb, son patronyme de naissance.

Morand Saïd, père de Xavier Le Clerc, est cet homme sans titre raconté, ici, avec pudeur et sincérité.

En 1963, Morand Saïd Aït Taleb décide de fuir l’Algérie si chère à son cœur mais que la misère décime, et c’est ce parcours, d’abord géographique de l’Orient vers l’Europe, puis personnel de l’immigré algérien au français, que nous découvrons avec la violence et la tendresse qui en découlent.

L’exil où le corps abîmé devient la clef des possibles silencieux

Morand Saïd est né en 1939, deux ans après la parution dans Alger républicain des onze articles d’Albert Camus intitulés « Misère de la Kabylie » faisant part de ses observations sur la détresse des algériens, dans ce pays où vivre n’est qu’une idée lointaine. Il faut survivre. Survivre sous le poids des dettes, sous la fatigue et la famine, la maladie et les kilomètres parcourus chaque jour afin d’atteindre les points d’eau, d’alimentation ou le lieu de travail. Marcher devient la seule arme contre la mort. Marcher sur le chemin de l’immigration. Marcher, toujours marcher.

Ces articles, Xavier Le Clerc les a découverts longtemps après leur parution mais ne cesse depuis de les lire et de se les remémorer comme pour les faire devenir siens, faisant alors naître des images mentales de son histoire personnelle et se recréant les paysages familiers de son père.

« A courbé comme le dos épuisé, un Ï toujours maigre et aux yeux alertes, un double T comme les bras ouverts d’une main-d’œuvre docile, un autre A au dos toujours ployé sous le joug du travail, un L de la forme du cratère dans son front, un E aux étages emboités de tours HLM et un B à la large poitrine et au ventre arrondi d’une épouse toujours enceinte. »[1]

En 1963, Morand Saïd entame son épopée en France où il sera ouvrier dans une usine durant vingt-quatre années, avant de se faire licencier avec un certificat de travail en remerciement. Ce papier officiel représente à ses yeux une sorte de diplôme, un titre peut-être, une reconnaissance de ce qu’il était, un travailleur, le maillon d’une chaîne qui vient de rompre, réduit à son inutilité.

En 1970, Morand Saïd retourne dans sa contrée natale pour s’y marier. Et c’est avec une cousine, devenue sa femme et leur premier enfant, qu’il reviendra en France, sa terre d’exil. Ils auront neuf enfants, dont Hamid. L’auteur n’a jamais vu sa mère autrement que le ventre rond, à s’affairer, toujours active sans jamais prendre le temps de se reposer. Les seuls moments de plaisirs authentiques sont ceux des retours au pays, l’occasion pour elle d’avoir le sentiment d’une existence enviée. La France est le pays de l’élégance et de la culture aux yeux du monde.

L’exil, en sortir par les mots

Xavier Le Clerc aime les mots, a appris à les connaitre jusque dans leur complexité pour en toucher la texture, en humer l’odeur et en saisir le sens juste. En 1983 dans son livre intitulé La Place, Annie Ernaux écrit que l’école et l’apprentissage des savoirs contribueront à l’éloigner définitivement des siens. Il en sera de même pour l’auteur. Comment se reconnaître dans l’échange verbal quand les mots manquent ?

Annie Ernaux apprenait, elle ne travaillait pas. Son père lui répétait que « Travailler, c’était seulement travailler de ses mains ».[2].

Pourtant, si le mot travail, avec toutes les connotations qu’on lui concède, vient du latin tripalium, désignant une machine de torture, la pensée du père dévoilée par Annie Ernaux dans La place, fait preuve d’une subtilité sémantique certaine. Le mot « travail » provient, par ailleurs, du terme labor qui a donné le mot « labeur », signifiant une tâche longue et pénible. De plus, si nous nous intéressons au préfixe tra -, qui donne le préfixe trans- et qui intègre l’idée d’un déplacement, d’un passage, d’un changement physique ou intellectuel, on aperçoit la dimension de contrainte qui entoure ce mot, réduisant ces travailleurs à leur corps ; celui-ci devenant l’outil de travail, désolidarisé de la pensée. Aussi, le père d’Annie Ernaux n’effectue-t-il pas une différence essentielle entre vivre et survivre, lui que les mains ont nourri ?

« Les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre »[3], lui dira-t-il. Les livres et la musique, autant que le cinéma et la peinture sont ces langues à apprendre pour s’élever et vivre, comme une clef permettant de sortir de sa condition de survie.

L’exil, un voyage pour un enracinement muet

Xavier Le Clerc se construit dans l’amour d’un pays, d’un patrimoine, d’un terroir, et c’est bien l’héritage légué par son père. Un respect pour cette terre d’accueil qui lui a permis de transmettre la possibilité pour ses générations futures de jouir de ce plaisir de l’existence. L’espoir.

Dans son quartier d’immigrés, alors que les garçons de son âge s’entraînent au foot, Hamid court secrètement à la bibliothèque, volant à quelques occasions certains livres considérés de lui seul comme des trésors précieux, les cachant honteusement sous le matelas, espérant que sa cachette ne soit pas repérée, au risque de se voir moqué pour ses activités solitaires et cérébrales, mais également, de contribuer à nourrir les préjugés culturels du « petit beurre » entachant par là même, la fierté du père. La peur du déshonneur.

La peur, un élément latent mais bien présent dans cet ouvrage. La peur du lendemain, la peur du manque, la peur de l’inconnu, la peur du regard, la peur de la justice, la peur des siens… La peur ou l’impression pénétrante d’être de trop. C’est aussi ça l’exil, se trouver et tenter de faire sa place.

Grâce au sacrifice de ce père discret, parfois doux mais qui progressivement s’engouffre dans un silence mutique pour se retirer définitivement de ce monde et renaitre sous la plume de son fils, Xavier Le Clerc, héritier d’une rage et d’une solitude certaines, est devenu français au nom de sa vie ; faisant alors écho à son mentor Albert Camus qui a déclaré « La langue française est ma patrie. »

L’exil, un élément constitutif de son identité

Dans ce texte d’une centaine de pages, Xavier Le Clerc aborde bon nombre de sujets sociétaux, politiques et humains toujours contextualisés et sans jugement, avec ce respect que lui a inculqué son père. Et c’est toute la force de ce livre. L’humilité et le maniement des mots pour décrire la gêne, l’humiliation, la pudeur, l’amour et la tendresse.

L’exil suinte de tous les mots de cette narration. Si l’exil est un moyen de fuir la misère qui s’installe sur le territoire kabyle pour Morand Saïd, il sera, trente ans plus tard, le moyen de fuir les agressions subies pour le fils. On notera, alors, son lien étroit avec la notion de survie.

En 2004, Xavier Le Clerc s’ouvre aux siens mais se voit refoulé, devenant l’Étranger pour ses pairs. Il quitte Paris pour une autre capitale, Londres. Fuir et marcher de nouveau vers une inconnue. Nourri de ses lectures et avec l’innocence de ses vingt ans, il fuit la France, se distancie de cet exil qui a forgé sa famille pour, d’une certaine façon, se l’approprier. Rompre définitivement et tenter d’accueillir une vie d’adulte qui s’ouvre vers un ailleurs, riche de promesses et d’espoir… comme Morand Saïd Aït Taleb trente années avant lui. L’exil pour exister.

L’exil du nom, non pas pour fuir ses racines comme cela est dit dans le roman, mais plutôt pour exister autrement, avec une identité française. Ne plus être cet indigène, ce français musulman. Trouver sa place au sein de cette terre adoptée, chérie et célébrée pour à son tour y être adopté, chéri et célébré, ôtant ainsi le masque du déraciné.

Sur les traces d’un Albert Camus, l’auteur marche, défait de ces lianes qui meurtrissent les êtres tiraillés par de complexes réflexions d’appartenance. Et ce n’est plus avec les yeux verts incandescents de son père, mais avec les siens, emplis d’une tendresse viscérale, qu’il regarde ce passé qui l’a nourri.

Un homme sans titre, est le récit de cet homme perçu à travers sa chair. Raconter l’autre pour se raconter soi avec cette merveilleuse écriture.

L’ouvrage se termine sur une lettre saisissante adressée à ce père décédé quelque temps plus tôt ; une adresse directe comme une confession, une intimité dévoilée. Le lecteur, quant à lui, devient le témoin de cet échange, témoin de cet amour pudique, de cette tendresse affirmée. Xavier Le Clerc rend hommage à son père en le faisant exister par les mots, qui lui ont pourtant tant manqué.

Un homme sans titre, est le récit de cet homme perçu à travers sa chair. Raconter l’autre pour se raconter soi avec cette merveilleuse écriture.

L’ouvrage se termine sur une lettre saisissante adressée à ce père décédé quelque temps plus tôt ; une adresse directe comme une confession, une intimité dévoilée. Le lecteur, quant à lui, devient le témoin de cet échange, témoin de cet amour pudique, de cette tendresse affirmée. Xavier Le Clerc rend hommage à son père en le faisant exister par les mots, qui lui ont pourtant tant manqué.

Un homme sans titre, est le récit de cet homme perçu à travers sa chair. Raconter l’autre pour se raconter soi avec cette merveilleuse écriture.

L’ouvrage se termine sur une lettre saisissante adressée à ce père décédé quelque temps plus tôt ; une adresse directe comme une confession, une intimité dévoilée. Le lecteur, quant à lui, devient le témoin de cet échange, témoin de cet amour pudique, de cette tendresse affirmée. Xavier Le Clerc rend hommage à son père en le faisant exister par les mots, qui lui ont pourtant tant manqué.

David Valentin

Mail : david.valentin51@hotmail.fr

[1]  Xavier Le Clerc, Un homme sans titre, Editions Gallimard, 2022, p 110.

[2] Annie Ernaux, La place, Editions Folio, 2011, p 81.

[3] Ibid., 83.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *