En 2022, Polina Panassenko fait publier Tenir sa langue, son premier roman, aux éditions de l’Olivier. Née en 1989 à Moscou, l’auteure, aussi traductrice et comédienne, nous livre un texte dont le thème ne lui est pas étranger. La narratrice, Polina, tantôt fillette, tantôt adolescente ou adulte, quitte l’URSS à sa chute pour émigrer vers la France. Naturalisée française à son entrée en quatrième, elle devient Pauline. Mais qu’en est-il de son prénom de naissance, qui constitue une part de son identité ? Entre dichotomie et mélange culturel, Polina Panassenko questionne la notion d’identité structurante et linguistique dans l’exil.
La marginalité dans l’exil
Dès leur arrivée en France, la petite Polina et sa famille se heurtent à un problème de taille, bien connu sous le nom de « barrière de la langue ». Alors que la narratrice fait son entrée à la materneltchik, les mots semblent disparaître pour ne devenir que des sons articulés par les autres enfants et par l’enseignante, « l’immense femme-adulte ». Polina développe alors une stratégie : elle se livre à une analyse presque sociologique de « l’enclos », c’est-à-dire de la cour de récréation. Elle le conçoit comme un triangle habité par des individus mâles et femelles aux comportements qui lui semblent primitifs. La narratrice et son unique ami sont assignés à la pointe de ce triangle, où ils deviennent le lumpenprolétariat1, ou prolétariat en haillons. Elle souligne alors cette marginalité que lui confère déjà, parmi les enfants, son statut d’émigrée. Dans l’incapacité de comprendre le français, elle se lie avec un enfant bègue, affectueusement surnommé Philiptchik et lui aussi rejeté par ses pairs. En outre, Polina fait face aux stéréotypes et à l’appropriation culturelle ambiante. Alors que son institutrice fait écouter à sa classe la chanson Pétrouchka ne pleure pas, la fillette se sent humiliée. À son entrée en classe de quatrième, elle est naturalisée française et se voit « autorisée officiellement à s’appeler Pauline » ; elle découvrira par la suite que cette prétendue autorisation implique une injonction à franciser son prénom de naissance. Polina Panassenko pointe du doigt ce système qui marginalise les personnes émigrées puis leur « offre » la possibilité de s’intégrer en leur demandant de faire le deuil d’une partie de leur identité.
De la scission à la construction d’une identité propre
Polina doit tenir sa langue, au sens propre comme au figuré. En Russie, elle doit omettre de préciser qu’elle vit en France et en France, elle doit taire son prénom de naissance. Rapidement, son identité devient dichotomique, scindée : elle parle « russe à l’intérieur, français à l’extérieur », puis devient « Polina à la maison, Poline à l’école », avant de se présenter comme Pauline systématiquement en France. Elle devra, enfant et adolescente comme adulte, tenir sa langue au sens littéral. Lors de l’apprentissage du français subsiste toujours la crainte d’oublier le russe. Alors qu’elle va à l’école maternelle pour apprendre cette nouvelle langue, l’enfant se questionne : « Mais j’ai déjà une langue. Qu’est-ce qui lui arrivera ? Tchik-tchik font les ciseaux. » Va-t-on lui arracher son russe pour greffer le français à sa place ? Les concepts de langue au sens linguistique et au sens physique sont ici amalgamés. Souvent, dans le roman, l’auteure rend certains concepts linguistiques palpables : l’accent devient une petite femme qu’elle embrasse à pleine bouche, jouant sur la polysémie du substantif « langue » ; elle frictionne aussi l’un contre l’autre le russe et le français lors du trajet vers son pays d’origine. En effet, s’ils sont scindés et scrupuleusement tenus à l’écart l’un de l’autre, ils n’en sont pas moins des constituants de l’identité propre de Polina. La mère de la narratrice veille d’ailleurs sur le russe de sa fille, traduisant une volonté de préserver la bonne pratique de leur langue maternelle. La jeune fille, arrivée très jeune en France, exprime à propos de son accent « Rien du tout, c’est ce qu’il m’en reste. Ce sont les oreilles des autres qui actent la rupture, s’étonnent qu’il ne soit plus là. Tu as un français impeccable. » Elle n’en est pas moins attachée à la Russie, en témoigne l’élan patriotique qu’elle vit à l’adolescence. Elle cite alors des vers d’Essénine2 :
Si la troupe des anges me hèle :
« Fuis la Russie, viens au Paradis ! »
Je dirai : « Que m’importe le ciel
Laissez-moi vivre dans ma Patrie ! »
D’abord déchirée entre deux États, deux langues, deux cultures, la narratrice finit par façonner sa propre identité à mi-chemin entre ses deux nationalités. Polina Panassenko rend compte de l’importance des origines et s’attache à mettre en lumière des incohérences autant législatives que linguistiques. En effet, devrait-on avoir à se battre pour arborer son prénom de naissance ? S’intégrer dans son pays d’accueil implique-t-il de renier celui qui nous a vu naître ? Les notions d’identité et d’origine s’entrelacent et semblent, souvent, être au cœur de réflexions sur l’exil.
Pauline Correia
Mail : correiapauline@yahoo.com
1 « Sous-prolétariat » : composé des marginaux.
2 Sergueï Essénine : poète russe du xxe siècle, de sensibilité révolutionnaire.
Image : Polina Panassenko Tenir sa langue 2022