Anne-Catherine Blanc est née à Joal-Fadiouth, petite commune côtière du Sénégal, d’un père mi-catalan, mi-vietnamien et d’une mère suisse. Dix-sept années bercées par l’Atlantique lui insufflent l’amour de la mer ; la culture africaine et la bibliothèque familiale l’imprègnent de curiosité universelle ; enfin, l’alizé qui ventile ses gènes lui inspire une grande prudence quant à toute forme de revendication identitaire.
Après des études de lettres à Aix-en-Provence, elle devient professeur de français. Transmission et partage, ce métier la mène d’Afrique du Nord au Pacifique Sud avec pour seul fil rouge le voyage : celui, parfois difficile, qui permet de longues étapes réflexives, impose des remises en question et surtout, conduit à la rencontre de l’Autre, dans sa richesse et sa diversité.
Elle vit à présent dans le sud de la France. Tout ce qu’elle aime : l’errance, l’océan, les livres, l’humanité en couleurs et en lutte, infuse au quotidien la substance de son écriture.
Jeanne Barret est la première femme connue à avoir effectué le tour du monde.
En 1767, Jeanne Barret embarque à bord de L’Étoile, officiellement pour seconder Philibert Commerson, médecin et botaniste qui est invité à rejoindre l’expédition de Bougainville.
Mais les femmes sont interdites à bord des navires de la marine française et Jeanne Barret doit se travestir en homme pour l’accompagner. Jeanne à bord de L’Étoile deviendra Jeannot, le bras droit du naturaliste Philibert faisant également office de valet. Elle va tenir un carnet de bord relatant son épopée, ses découvertes, sa vie difficile à bord avec les autres marins mais aussi avec Commerson. Son secret démasqué, elle devra garder un comportement irréprochable pour rester à bord.
Anne-Catherine Blanc s’est appuyée sur des faits historiques ainsi que sur quelques éléments biographiques de Jeanne Barret pour écrire ce journal de bord imaginaire. Elle va s’imprégner de la vie de Jeanne et transposer le langage de l’époque dans une langue moderne. Ainsi le récit est fluide, crédible et romanesque.
Jeanne sera qualifiée après cette aventure de « femme extraordinaire », Anne Catherine Blanc nous en livre son émancipation.
Comment avez-vous procédé pour effectuer vos recherches sur la biographie de Jeanne Barret ?
Jeanne Barret reste encore un personnage très mystérieux. Elle a fasciné ses contemporains sans qu’aucun témoignage précis ne permette d’établir d’elle un portrait fiable, tant physique que psychologique. La seule gravure qui prétend la représenter, imprimée neuf ans après sa mort, la déguise en matelot de la jeune République française, alors que le voyage de Bougainville se déroule de I766 à 1769. Sa signature ferme scelle des actes notariés, mais (sous réserve bien sûr d’une découverte ultérieure), elle ne laisse aucun écrit personnel. Je me suis donc appuyée sur deux sources : d’une part, les nombreux journaux de bord de ses compagnons de voyage, qui esquissent d’elle une sorte de portrait en creux ; de l’autre, les rares documents officiels qui permettent de retracer, au moins en partie, son parcours, de la Bourgogne à l’Isle De France (actuelle Maurice), puis en Dordogne. Les journaux présentaient des écueils : points de vue contradictoires, préjugés d’époque ou de classe, qu’il fallait repérer, interpréter sans les fausser. Quant aux faits, ils devaient bien sûr reposer sur des preuves. Or, Jeanne Barret a inspiré et inspire encore toutes sortes d’écrits fantaisistes qui encombrent les archives, se pillent et se plagient entre eux, au point d’imposer à l’imaginaire collectif une intouchable image d’Epinal. Jeanne devient, par exemple, la fidèle suivante accompagnant Philibert Commerson jusqu’à son dernier souffle, puis se chargeant du rapatriement en France de leurs collections scientifiques. Cette fable tenace ne repose pourtant sur aucune trace écrite. Plus encore : celles qui sont conservées aux archives de l’île Maurice indiquent que la séparation du couple s’est produite au moins trois ans avant la mort du botaniste, et que Jeanne n’est pour rien dans l’expédition des malles.
Sur quatre années de travail, il m’a fallu presque trois ans pour démêler, non pas le vrai du faux (ce serait vraiment prétentieux de ma part) mais le plausible du légendaire, avant l’étape de la rédaction, qui m’a pris plus d’un an. Encore ai-je rédigé en ayant conscience de le faire à l’instant T. À tout moment, de nouveaux documents peuvent être découverts et changer la
donne. Ainsi, selon une hypothèse récente, la jeune aventurière de la Boudeuse aurait pu
usurper ce nom de Jeanne Barret. Si des chercheurs arrivent à le prouver, la fiction résistera
peut-être, mais le récit historique en sortira différent.
Est-ce que le choix d’écrire un carnet de bord imaginaire était évident ?
Au début, pas du tout. Je connaissais à peine Jeanne Barret de nom quand j’ai été sollicitée pour écrire le texte d’un podcast dont elle était l’héroïne. Peu à peu, je me suis intéressée à cette « femme extraordinaire » (le mot est de Louis XVI), peut être, justement, à cause de son image devenue insaisissable, qui suscitait le désir d’en savoir toujours plus. Quand j’ai sérieusement envisagé d’en faire un roman, le créateur du podcast m’a suggéré ce procédé. Je pense d’ailleurs que j’y serais venue de moi même. Un récit à la troisième personne aurait maintenu à distance une ombre déjà bien fugace. Le « je » fictionnel la rendait plus sensible, donc plus charnelle, plus humaine. Hélas, la tendance actuelle réserve le « je » au seul service de l’égo.
De quelle manière vous y êtes-vous pris pour écrire ? Je pense au langage par rapport à l’époque, le milieu maritime…
Je me suis efforcée de me couler dans le rythme des grands textes des Lumières : un rythme ample, comme mû par une houle régulière et longue, venue des profondeurs. Il est relativement facile de l’adopter en relisant ces textes, en se laissant imprégner, bercer. D’ailleurs, la Jeanne que j’ai imaginée ne fait pas autrement. Philibert Commerson, découvrant les dispositions pour l’étude de sa jeune servante, lui ouvre sa bibliothèque, la conseille, la corrige. Durant les dix ans qui précèdent le voyage, Jeanne a le temps de lire et de se forger un style, reproduisant ce phrasé qui porte si haut et transmet si aisément la pensée. Pour ce qui me concerne, pendant la période de recherche, la « fréquentation » quotidienne des journaux de bord tenus par Bougainville et ses compagnons a bien entendu contribué à cette imprégnation indispensable.
Cela vaut pour le rythme, mais aussi pour les mots de la mer. Certes, j’ai dû redécouvrir quelques termes en usage sur les navires de sa majesté le roi de France, devenus obsolètes aujourd’hui. Mais pas tant que cela ! Beaucoup m’étaient déjà familiers, car ils restent en usage, bien vivants, sur le pont des voiliers modernes. Précis, technique, transmis dans l’action, le langage des marins est avant tout un langage mémoriel.
Jeanne Barret fait partie des pionnières, est-ce une raison d’avoir souhaité écrire ce livre ?
C’est vrai, Jeanne est incontestablement une pionnière. Mais ce terme, pionnière, sonne pour moi comme une revendication. Or, dans la réalité, Jeanne Barret n’a jamais revendiqué quoi que ce soit, si ce n’est son dû : par exemple, la part d’héritage que lui léguait Philibert Commerson, qu’elle finit d’ailleurs par toucher. Le XVIIIème siècle est friand de récits exotiques et maritimes, de jeunes héroïnes travesties. A son retour en France, Jeanne pourrait jouer sur son aventure colportée, enjolivée par les gazettes, pour tirer avantage de la situation.
Au lieu de quoi, elle disparaît au bras de son époux dans une province reculée, la Dordogne, qui doit alors paraître aussi éloignée de Paris que la lune, et ne fait plus jamais parler d’elle.
Une légende tenace prétend qu’elle aurait été reçue à Versailles par Louis XVI. Or, son nom ne figure sur aucun des registres d’audiences royales et il n’existe pas le moindre indice d’une entrevue plus discrète. Une autre légende, plus récente, soutient qu’elle a rencontré secrètement Marie Antoinette. Là non plus, pour l’instant, pas le moindre élément de preuve ne vient étayer l’hypothèse.
Ce qui, au contraire, me fascine et me trouble chez Jeanne, c’est sa discrétion, son silence. Ils posent le problème fondamental : qu’écrire sur une femme qui, tout en frappant manifestement l’imaginaire de ses contemporains, a laissé s’effacer ses propres traces ? Je ne voulais pas bâtir une légende de plus en m’abritant derrière une prétendue liberté romanesque. La discrétion, le silence devenaient, dès lors, le seul point d’ancrage d’une fiction honnête. J’en ai fait deux traits essentiels de son caractère. Une chose est quasi certaine : elle était consciente de sa force, consciente de se forger un destin unique en son genre. Comment, sans cela, aurait-elle pu accomplir un pareil voyage ? Mais elle semble n’avoir rien eu à prouver à personne, si ce n’est à elle-même.
Quels sont vos auteurs inspirants ?
Je ne crois pas à l’inspiration, en tout cas pas au mythe d’un souffle créateur venu des sphères supérieures de la galaxie des Lettres. Je lis beaucoup. Tout ce que m’inspirent les auteurs que j’aime, il y en a trop pour les citer, c’est l’envie de les relire, ou de découvrir d’autres titres, d’autres auteurs ! Je ne crois pas davantage à des lieux plus « inspirants » que d’autres. Les lieux me donnent envie d’explorer, pas d’écrire. Je crois à la patience et au travail. Des valeurs obtuses de tâcheronne.
A l’origine de tous mes livres, il y a un personnage imaginaire qui émerge des brumes et m’impose peu à peu sa présence, son histoire. Creuser son propre nombril en espérant atteindre l’universel, vouloir recéler en soi l’infinie diversité de l’humain sans jeter un regard à l’Autre, me paraît une démarche stérile. Le personnage procède toujours de la rencontre. Souvent, il est la fusion de plusieurs rencontres très réelles, très concrètes. Avec Jeanne, pour la première fois, il a surgi de la mémoire collective.
Votre actualité :
Un nouveau roman à paraître : Griffes de lune. Je le présenterai et le dédicacerai à l’occasion de sa sortie, le 25 novembre à Cessey (21), au cours de la journée portes ouvertes des éditions Mutine.
Sophie Carmona
Mail : sophie.carmona@outlook.fr
Bibliographie
Moana Blues, roman, Au Vent des Iles, Tahiti, 2002, Prix des Etudiants 2003 de l’UPF
(Université de Polynésie Française)
L’Astronome aveugle, conte, Ramsay, 2009
Passagers de l’archipel, nouvelles, Ramsay, 2010 (certaines de ces nouvelles ont fait l’objet de parutions en revues)
Souvenirs de l’année terrible par Georges le Tervanick, témoignage historique et recueil de correspondance, édition dirigée par Anne Catherine Blanc, Ramsay, 2011
Les Chiens de l’aube, roman, éditions D’un Noir Si Bleu, 2014
Tectonique du bleu, essai sur l’œuvre picturale de Dagmar Bergmann in Apprivoiser le secret, éditions Barachotti, 2016
D’Exil et de chair, roman, éditions Mutine, 2017
Equipe de nuit, roman, éditions Mutine, 2019
Moana blues, réédition, Au Vent des Iles, 2023
Le Voyage de Jeanne, journal imaginaire, préface de Titouan Lamazou, éditions des Instants, 2023
A paraître : Griffes de lune, roman, éditions Mutine, novembre 2023
Le voyage de Jeanne, Anne-Catherine Blanc, 300 pages, 19 euros
Édition des instants http://www.editionsdesinstants.fr/