Se confronter à l’art revient à se mettre à nu face à l’émotion et à en accueillir les conséquences. Le sublime, tel qu’Edmund Burke le définit en 1757, consiste en un enchaînement de phénomènes qui découlent d’une expérience esthétique particulière. Cette expérience, dans le domaine artistique, commence par la confrontation d’un spectateur à une œuvre capable de provoquer chez lui le sentiment qu’il va mourir. Conscient tout de même qu’une œuvre ne peut pas le tuer, le spectateur éprouve alors ce que Burke a nommé delightful horror, ou terreur délicieuse. Il s’agit d’un sentiment lié à la conservation de soi, autrement dit la jouissance ressentie lorsque l’on ressort vivant d’une expérience potentiellement mortelle. Faire l’expérience du sublime, c’est ressentir la peur de la mort face à la dangerosité d’un spectacle tout en sachant que ce spectacle ne peut pas nous tuer.
La prévalence du sublime sur le beau
La prédilection pour le sublime, mettant de côté le beau canonique, n’est autre que le reflet de ce tournant artistique au cours duquel le romantisme supplante le néoclassicisme[1]. Dans la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle naît alors un courant esthétique, dont le l’enjeu est moins la recherche de l’harmonie des formes que celui d’une quête vers le sentiment exacerbé. La symétrie des architectures néoclassiques et la perfection des visages sont remplacées par les protubérances naturelles et les traits expressifs. L’environnement maîtrisé par l’être humain laisse place à la nature déchaînée, face à laquelle l’individu se retrouve impuissant. L’esthétique romantique se répand en Europe au cours du XVIIIe siècle, pour s’imposer pleinement comme mouvement artistique à l’aube du XIXe siècle. La peinture de paysage, jusque-là reléguée en bas de la hiérarchie des genres, connaît alors son moment de gloire.
Friedrich, peintre du paysage sublime
Caspar David Friedrich, peintre allemand né en 1774, développe un style pictural que l’on peut qualifier de « paysage catastrophe[2] ». Ses tableaux n’ont pas pour simple objectif de vanter les qualités esthétiques de la nature, mais cherchent davantage à élever le genre du paysage au rang de la peinture d’histoire. Les paysages qu’il représente sont emplis d’agitation et de danger. Le brouillard, omniprésent dans son œuvre, altère la vue du spectateur. Friedrich joue avec les éléments dont il dépeint la puissance, et souligne la monumentalité des reliefs naturels. Sa prédilection pour les espaces montagneux et enneigés s’explique par le caractère inaccessible et imprédictible de ces derniers. Son tableau Mer de glace, aussi connu sous le titre de Naufrage, présente une nature postapocalyptique à travers un paysage à première vue désert. Dotée d’une dimension quasi géologique, l’œuvre place le spectateur face à la pluralité des strates terrestres, illustrant ainsi les forces insoupçonnées de la nature. L’aspect tranchant des couches de glace, qui s’élèvent vers le ciel et s’étendent au-delà de la ligne d’horizon, ajoutent à la monumentalité du paysage. Face à un tel spectacle, le visiteur est enclin à éprouver cette terreur délicieuse théorisée par Burke. Or l’expérience du sublime survient lorsque le regardeur remarque le navire échoué, recouvert par les strates de glace. Le spectateur jouit alors de ne pas être réellement exposé au danger de la scène. Friedrich parvient ainsi à faire ressentir à son spectateur le ravissement de la conservation de soi : par le biais de ce que l’on peut nommer un Kunstkaos, un chaos savant, l’artiste emmène son spectateur à un degré d’émotion élevé, résultat de l’expérience du sublime.
Afin de souligner la grandeur de la nature, en contraste avec l’insignifiance de l’être humain, Friedrich joue sur le point de vue et sur le cadrage de ses tableaux. Dans La Grande Réserve, il instaure un jeu de symétrie entre les nuages incurvés et la courbe de la surface terrestre, qui se font mutuellement écho. L’artiste, et par la même occasion son spectateur, se trouvent placés à la jonction du ciel et de la terre, jouissant ainsi d’un point de vue aérien sur un panorama remarquable. Or là se trouve l’intérêt du tableau : nous ne sommes pas face à un paysage, mais bien dans celui-ci ; grâce au jeu sur les lignes courbes, qui créent un effet de déformation optique, le point de vue se prolonge devant nous, derrière nous, sur notre gauche et sur notre droite. Par le biais de cette virtuosité plastique, Friedrich favorise une réelle immersion du spectateur et l’invite à basculer de l’autre côté de la toile, à l’intérieur de l’espace représenté.
LA RÜCKENFIGUR, IMMERSION DU SPECTATEUR
Non seulement le point de vue, mais également l’inclusion d’un élément précis dans le tableau permet l’immersion du regardeur dans l’espace pictural. Fréquente dans la peinture de Friedrich, la présence d’une Rückenfigur – ou figure de dos – placée face à un paysage favorise l’expérience du sublime. Le spectateur ne tarde pas à s’identifier à cette figure anonyme, qui observe la même scène que lui. Tandis que la Rückenfigur se tient debout face au paysage, le spectateur se tient lui-même debout face à l’œuvre ; il est ainsi, par le biais de la figure, projeté dans le tableau, à l’intérieur de l’espace représenté. Friedrich abolit ainsi la limite entre l’espace d’exposition dans lequel le spectateur se tient et l’espace pictural. Il invite son spectateur à traverser la toile et lui offre la possibilité d’éprouver l’expérience esthétique du sublime.
Selon le philosophe allemand Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, le paysage est une chose qui n’existe que dans l’œil du spectateur ; il est par conséquent perçu de manière subjective. Le paysage est un fragment de nature représenté, donc éprouvé par l’être humain. Autrement dit, la peinture de paysage n’est autre que la figuration d’une expérience subjective de la nature. L’artiste qui peint la nature partage donc avec son spectateur un ressenti propre, et l’invite à s’émerveiller, autant que lui, face au sublime que renferme le monde. Il lui partage ainsi son propre ravissement.
MARGAUX BAK
NOTES :
[1] Le mouvement néoclassique s’éteint en 1825, lorsqu’apparaissent les premières tendances romantiques en Grande-Bretagne.
[2] Expression employée par Pierre Wat lors d’un cours d’histoire de l’art du XIXe siècle à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022.
Bibliographie : BURKE, Edmund, Recherches philosophiques sur nos idées du sublime et du beau, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des Textes Philosophiques », 2009.
Source : cours d’histoire de l’art du XIXe siècle dispensés par Pierre Wat à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022.
Image : Caspar David Friedrich, La Grande Réserve, vers 1832, huile sur toile, 73,5 cm x 102,5 cm, Dresde, Staatliche Kunstsammlungen Dresden.