Tigre, Tigre, brûlant brillant,
Dans les forêts de la nuit,
Quelle main, quel œil tout-puissant
Fit ta terrible symétrie ?
[…]
Quand les astres eurent baissé leurs armes,
Et trempé le ciel de larmes,
A-t-il souri son forfait accompli ?
Celui qui créa l’agneau t’a-t-il fait aussi ?[1]
Nombreux sont les lecteurs et lectrices qui ont dû s’engager dans cette rentrée littéraire avec un enthousiasme certain, à l’idée de lire à nouveau des auteurs et autrices aimés, ou de découvrir quelques pépites que cet évènement annuel nous réserve de façon quasi systématique. Mais on ne s’attendait peut-être pas à cette déflagration qu’a représentée la parution de Triste tigre de Neige Sinno aux éditions P.O.L. Ce livre, dans lequel certains ou certaines se sont lancés avec un certain scepticisme à la perspective de lire un nouveau témoignage sur l’inceste, n’a pourtant laissé personne indifférent. Et l’avalanche de prix littéraires 2023 a suivi : Prix littéraire Le Monde le 6 septembre, Prix Blù Jean-Marc Roberts le 2 octobre, Prix du roman ou récit français Les Inrockuptibles le 24 octobre, Prix Femina le 6 novembre, Choix Goncourt de la Suisse et Prix Goncourt des lycéens le 23 novembre. Une performance qui mérite d’être saluée.
Neige, née en 1977, et sa sœur Rose, connurent la séparation de leurs parents. Après une seconde histoire amoureuse qui se solda par un deuil, leur mère se mit en couple avec un homme dont elle a deux autres enfants et qu’elle finit par épouser. Cet homme, pervers narcissique, viole, régulièrement et pendant au moins 5 ans, Neige. À 21 ans, cette dernière porte plainte et son beau-père écope de neuf ans d’emprisonnement, mais n’en purge que cinq.
Neige Sinno nous transporte via ce texte dans les chemins complexes de la psyché, pour disséquer l’expérience de l’inceste qu’elle a connue. Elle arrive à transcender son propre vécu pour essayer de comprendre les origines et les conséquences des abus sexuels et des enfances traumatiques de manière générale. L’une des forces de ce récit réside dans sa nature : essai et autobiographie se fondent l’un dans l’autre pour accoucher d’une véritable œuvre parfaitement littéraire, comportant des analyses profondes et universelles. Sans pathos, sans excès. Ce qui n’en fait évidemment pas moins un récit absolument tragique. Mais cela permettra peut-être d’atténuer les inquiétudes des derniers dubitatifs. Y en a-t-il encore ?
Incipit : Portraits | Portrait de mon violeur. Boum. L’autrice ne commence pas avec un « Moi » mais un « Lui ». Si cette œuvre doit permettre de décortiquer les mécanismes opérant dans les différents évènements de l’histoire personnelle de Neige Sinno, alors il serait utile de commencer par celui par qui les choses ont démarré, non ? Faits et hypothèses, fils directeurs de Triste tigre, permettent de donner des éléments de réponses à diverses questions : Qui est-il ? Pourquoi ces viols ? Descriptions physiques, de sa personnalité, de son enfance/jeunesse et de ses souffrances sont proposées, et donnent à voir un homme fort, aimant prendre des risques, brutal, intransigeant avec les principes moraux qu’il veut bien adopter et féru de pouvoir, de contrôle. Mais il n’est pas question que de cet individu. Neige Sinno indique également son propre point de vue, essaie de se représenter la perspective de sa mère et mentionne le rôle de son père, Sammy, figure en tous points opposée à celle du beau-père : « nous récoltions les miettes délicieuses du paradis perdu de nos années avec notre père, nous les savourions comme des pastilles psychotropes qui nous permettaient de superposer à la réalité de ce qu’était devenue notre existence la dimension parallèle du monde de joie qu’elle aurait pu être. » L’analyse devient ensuite quasi anthropologique, pour élargir le propos aux prédateurs et / ou aux victimes.
Petit à petit, Neige Sinno nous prend par la main – littéralement, car elle interpelle les lecteurs et lectrices, avec un « tu » puis des « vous » – et reconstitue des phénomènes connus en théorie, et ici tangibles, de manipulation, d’emprise, et du piège implacable qui s’avère être à l’œuvre, avec tout ce qu’il peut charrier de domination, de culpabilisation et de mise en scène du consentement. Pour ce faire, elle ne s’appuie pas seulement sur sa vie mais aussi sur ce que la littérature a pu exposer, que ce soit via l’analyse des œuvres de certains auteurs et autrices ou par leur simple évocation : Vladimir Nabokov, et son célèbre Lolita, Virginia Woolf, Varlam Chalamov, Maylis de Kerangal, Antonio Ortuño, Emmanuel Carrère, Annie Ernaux, Alejandra Pizarnik, Margaux Fragoso, Hannah Arendt, Goliarda Sapienza, Toni Morrison, Juliàn Herbert et tant d’autres.
Le caractère quasi anthropologique est évoqué plus haut, mais il faut souligner le tropisme scientifique que l’on retrouve dans cet ouvrage. Cela se note en particulier à travers la méthode adoptée par Neige Sinno et ses raisonnements, son identification des biais, ses nuances dans les conclusions ou encore sa mention d’études statistiques. Et cela se perçoit aussi via les items décrits, par exemple les manifestations ou diagnostics psychologiques tels que la sidération traumatique, la dissociation, le déni, et l’apport des neurosciences et des études des traumatismes dans l’enfance et leurs conséquences profondes : « Les conséquences du viol vont donc bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité, elles affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps, et de se sentir capable de simplement être. » L’autrice n’oublie pas d’évoquer les conséquences physiques des traumatismes, qui affectent « la production d’hormones, le circuit neuronal, et finalement le système immunitaire et jusqu’à l’ADN. » Elle-même n’y a pas échappé et a connu une scoliose sévère et une tumeur des ovaires. Comme a pu le pointer une thérapeute mystique mexicaine qu’elle est allée consulter, « un kyste (…) c’est une enveloppe qui contient du liquide principalement, c’est une poche de larmes. » Ah ces poches de larmes…
Autre point important, Neige Sinno évoque la dimension sociale et sociétale du viol, qu’il s’agisse du traitement de ces crimes, de la nécessaire obligation de soins pour les violeurs et de l’inscription dans la loi de l’impossibilité du consentement chez les enfants. Ce dernier point a fait partie des actualités importantes de l’année 2023. En effet, en juillet de cette année, le Conseil constitutionnel a validé la loi Billon adoptée en avril 2021 qui établit le seuil d’âge de non-consentement à 15 ans[2] et à 18 ans en cas d’inceste, après que son abrogation a été demandée par des auteurs d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité.
Il est évidemment impossible de mettre en quelques lignes tout ce que Triste tigre peut aborder, car il y est aussi question de coexistence de deux mondes chez les victimes de violences, celui des vivants et celui des morts, du rôle que peut jouer la littérature dans de pareils cas, mais aussi de résilience et de transmission.
Enfin, comment ne pas finir par cette citation[3] de Varlam Chalamov que l’on retrouve dans les pages de ce récit ? « J’ai compris que ce n’est pas l’espoir qui fait vivre : il n’y a aucun espoir ; ni la volonté : de quelle volonté peut-on parler, ici ? Mais l’instinct, l’esprit de conservation – ce qui fait vivre l’arbre, la pierre, l’animal. »
« Damaged for life », mais battante et la tête haute. Neige Sinno fait montre d’un courage incommensurable, d’une maturité émotionnelle impressionnante, d’une immense générosité et nous offre une œuvre littéraire ô combien essentielle.
Neige Sinno, Triste Tigre, éditions P.O.L, 288 pages, 20 €
Adèle V.
NOTES
[1] Extrait du recueil de poèmes Chants d’Innocence et d’Expérience, de William Blake, lui-même extrait de Triste tigre de Neige Sinno, aux éditions P.O.L
[2] https://www.publicsenat.fr/actualites/societe/crimes-sexuels-sur-mineurs-le-conseil-constitutionnel-valide-la-loi-du-senat
[3] Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov, aux éditions Verdier