L’ANTHROPOCÈNE : LE CHAOS DU RAVISSEMENT DANS L’ART CONTEMPORAIN

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La nature est une composante vivante qui constitue chaque particule de nos organismes : végétal, animal, minéral, cosmique et humain. Nous n’avons de cesse d’observer l’Homme et d’interroger sa création telle une énigme à résoudre. Le travail de l’artiste japonais Hiroshi Sugimoto s’inspire justement de cette énigme, qu’il conjugue dans des compositions factices photographiques, des mises en scène esthétisées absurdes et anachroniques qui invitent à réfléchir sur l’évolution du monde et la manière dont l’humanité s’approprie l’environnement. La nature est un vaste territoire encore troublant et fascinant, et l’ambivalence qui réside en elle fait naître toutes sortes de croyances, même les plus fantasques. La vulnérabilité de l’Homme et son incapacité à prouver matériellement les origines premières de la nature favoriseront l’exploration des sentiments les plus profonds. Toutes les portes sont alors grandes ouvertes pour laisser la possibilité aux artistes ou aux scientifiques de faire vagabonder les sciences, les imaginations et les esprits. Un vagabondage physique qui les amène, guidés par une curiosité grandissante, à découvrir des paysages remplis d’émotions, presque inaudibles. L’envie d’explorer le monde, et la nature donnera alors naissance au sublime et au ravissement. 

FAIRE L’EXPERIENCE DU MONDE POUR SONDER SON ETRE

À la fin du XVIIe siècle, les parents des grandes familles bourgeoises d’Angleterre invitent leurs enfants à parfaire leur éducation en Europe durant douze ou dix-huit mois. Ce voyage, nommé Grand Tour, devient très prisé des amateurs d’art, des collectionneurs et des écrivains, comme Goethe ou Dumas, durant les deux siècles qui suivent. Des récits et des dessins seront rapportés de ces voyages d’envergure et les premières descriptions sublimes voient le jour.

En 1699, Joseph Addison, après un Grand Tour, use de superlatifs pour décrire l’état de joie extrême suscité par ces images qui ont frappé sa rétine. Les mots ne suffisent plus. C’est la naissance du sublime.

Le concept de sublime désigne une force qui transcende le Beau ; le Beau étant, selon le Larousse, « la caractéristique d’une chose qui au travers d’une expérience sensorielle ou intellectuelle procure une sensation de plaisir ou un sentiment de satisfaction ». Ainsi, le sublime devient ce sentiment d’inaccessibilité déclenchant l’étonnement excessif ou une réaction physique inspirée par la crainte ou le respect imposé, une perte de conscience du monde extérieur créée par le sentiment d’extase et de ravissement. Le ravissement naît justement de ces contrastes. Par sa force expressive, il convoque l’émotionnel empêchant, parfois, toutes formes de raisonnement réfléchi. Le ravissement est un sentiment qui plonge la personne concernée dans un tel état d’extase que ses habitudes en sont brouillées. Le sujet s’abandonne dans une sorte de contemplation méditative, induite par la beauté du moment comme un syndrome de Stendhal. Le ravissement est lié à l’expérience du moment et aux repères sensibles de la scène éprouvée. William Turner, entre autres, tente au milieu du XIXe siècle de matérialiser cet état si singulier de l’âme.

NEPTUNISME, UN RAVISSEMENT DES PROFONDEURS

Le neptunisme, très apprécié des romantiques, est une théorie opposée au plutonisme, qui se fonde sur la création des surfaces terrestres et des roches par le mouvement des mers. Les eaux auraient alors modelé les continents et les reliefs à l’image du Déluge – récit biblique narrant l’inondation causée par des pluies diluviennes et causant la destruction de toute forme de vie sur Terre et refaçonnant l’aspect général de notre planète.

Si le neptunisme est à l’origine une théorie scientifique, il devient rapidement la source d’une imagerie symbolique. Victor Hugo a, par ailleurs, effectué un travail conséquent sur la relation entre la puissance de la mer et la vulnérabilité de l’Homme face aux grandes eaux. L’anthropologue et plasticienne Susan Hiller amasse et collectionne, à partir des années 1970, des cartes postales représentant des paysages de mers déchaînées, de tempêtes ou de déluges, créant un sublime de poche. Pour l’artiste, l’intérêt de cet emmagasinement ne repose pas sur la pure esthétique proposée, mais sur la manière dont ces images sont porteuses d’un discours sur nos croyances contemporaines et du lien que les sociétés entretiennent avec l’irrationnel, la mémoire et le folklore. Elle s’approprie ces objets pour ce qu’ils sont, un fait social partagé par un nombre important d’individus comme une caractéristique culturelle, une trace de la vie, du passage, de la disparition matérielle et s’intéresse à l’irreprésentable et aux liens qui unissent l’oubli et la mémoire.

En 1840, William Turner réalise Paysage marin avec l’arrivée d’une tempête dans lequel des parties colorées oscillent entre lumière et pénombre, entre le clair et l’obscur. Nous y observons deux surfaces, d’un bleu vert pour la mer, d’un jaune orangé pour le ciel offrant un soleil couchant et un horizon gris. Une tache sombre, presque noire, agrémente la composition d’une imprécision volontaire – matérialisation plastique de l’effroi et du trouble provoqué par ce paysage tourmenté. Turner, afin de transmettre au mieux l’état de ravissement, souhaite faire l’expérience de cette nature déchaînée et s’embarque sur la mer affronter les vagues terrifiantes comme une transcendance de soi. La mer est alors le symbole d’une désorientation de l’esprit. « Les arts n’ont plus le beau pour enjeu principal, mais quelque chose qui relève du sublime »[1] dans sa dimension conceptuelle. Un lien s’opère entre esthétique, éthique et morale.

LE RAVISSEMENT PAR CONTRASTE

À travers le ravissement et le sublime, c’est un nouveau regard sur l’Humanité qui se crée. Des artistes, comme Darren Almond, portent un intérêt certain pour les décors naturels sur lesquels l’empreinte de l’Homme reste à jamais fixée. En 2007, l’artiste britannique réalise une série photographique intitulée Night + Fog. Après un périple autour de Montchegorsk, Mourmansk et Norilsk, il cristallise les traces laissées par les anciens goulags staliniens construits dans les années 1930, théâtre des premières exploitations de nickel. Nous admirons les forêts enneigées, d’un blanc immaculé tranché par ces lignes noires que représentent ces arbres nus. L’esthétique des rendus photographiques offre un réel plaisir visuel, accentué par l’imposant format qui invite le spectateur à se plonger dans l’œuvre comme pour en saisir toute la puissance. En répondant à cet appel, celui-ci s’aperçoit que ces lignes charbonneuses qui structurent la composition sont le fruit de l’Homme. La nature est décimée, malade, meurtrie. L’effet de ravissement devient plus fort par la déception qui succède à la compréhension. Ces paysages vides, lacunaires et d’une poésie certaine se conjuguent à l’horreur dans un contraste saisissant, réinterprétant les valeurs d’Hugo dans sa conception du Beau qui n’existe que dans sa stricte opposition.

Edward Burtynsky exploite le même procédé langagier dans ses œuvres. Par la photographie, il représente des lieux d’une beauté naturelle époustouflante. À mesure que nous observons son travail, nous en apercevons les failles et nous pénétrons dans un espace détruit. La beauté rencontre l’horreur pour créer un malaise esthétisant, une étrangeté qui met en images les théories du philosophe Edmund Burke[2] pour qui le sublime n’est sublime que dans l’expérience d’un ravissement menaçant, suggéré par la crainte au sein de la nature.

UNE PRISE DE CONSCIENCE, L’ANTHROPOCÈNE

Nous octroyons la paternité du mot « anthropocène » au scientifique Paul Crutzen, qui, en 2000, définit le terme comme un phénomène dont l’espèce humaine est la principale force géologique de la Terre. Son action sur l’environnement vient, selon lui, bouleverser les grands équilibres de la planète et accélère l’histoire et l’espérance de vie de cette dernière. Parallèlement, l’Homme n’est pas en mesure d’évoluer au même rythme et rend difficile sa capacité d’adaptation face aux mutations naturelles. Nicolás García Uriburu déverse en juin 1968 une coloration non toxique dans le Grand Canal de Venise, afin d’alerter les consciences par la détérioration volontaire et éphémère d’un paysage qui a longtemps suscité le sentiment de ravissement. L’artiste argentin intervient directement dans la nature à la manière des artistes du Land Art et utilise les codes chromatiques universels, puisque l’eau devient verte après son passage. Le vert, symbole de nature et de toxicité dans l’inconscient collectif. De plus, l’eau, ressource essentielle pour la survie des espèces, se transforme, par son geste, en virus symbolique. L’eau n’est plus bienfaisante, mais synonyme d’intoxication.

À l’inverse, Christo et Jeanne-Claude recouvrent les paysages et les édifices d’un voile, comme pour en conserver la beauté, accentuant la préciosité de notre environnement et interrogeant nos relations à la nature. Faudrait-il draper la beauté pour la préserver de nous-mêmes ? Doit-on enfermer les œuvres pour les protéger des publics et ainsi garantir leur conservation ? Réflexion hautement d’actualité. Faudrait-il mettre sous cloche les sources de ravissement pour les garder dans le temps ? Serait-ce le message de Giuseppe Penone lorsque l’artiste italien conçoit Soffio di Foglie en 1979 ? Cette œuvre éphémère est composée d’un amoncellement de feuilles de buis disposées sur le sol, de manière à pouvoir recevoir son corps et laisser son empreinte – le buis étant le symbole de la persévérance et de l’immortalité.

Chez Penone ou Ana Mendieta, l’art contemporain renoue avec la nature et ses éléments. Ces artistes renaissent littéralement de la nature comme son fruit, expulsés de la terre maternelle et nourricière. Le souffle devient la connexion entre la terre et l’Homme dans une forme d’osmose et de ravissement suprême, quand d’autres célèbrent l’architecture verticale des mégalopoles créant, peut-être, une nouvelle source de ravissement. Un sublime de verre et de béton.

 

DAVID VALENTIN

NOTES : 

[1] Jean-François Lyotard, L’inhumain. Causeries sur le temps. Eds. Galilée, 1988. P.147

[2] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Eds. Vrin, 2009.


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