LE RAVISSEMENT OU LE PLAISIR ESTHÉTIQUE CHEZ SCHOPENHAUER

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Choisir Schopenhauer pour parler du ravissement peut s’avérer complètement innocent, quand on sait à quel point sa philosophie est noire : entre la souffrance, l’ennui, tout pense à croire que le ravissement est chose vaine pour l’homme. Et pourtant, le ravissement fait l’objet d’une réflexion esthétique et épistémologique profonde, comme le constate Le Monde comme volonté et comme représentation.

La volonté ou l’obstacle au ravissement 

C’est parce que nous sommes des êtres qui souffrons constamment que le ravissement paraît bien loin. Là où le ravissement suppose la paix, le calme éternel, la vie elle-même suppose la bataille, une lutte incessante pour la survie et l’assouvissement des désirs que gonfle la société capitaliste actuelle. Désirer ce n’est plus vouloir avec sincérité, vouloir une chose pour elle-même, mais désirer, c’est vouloir s’approprier une chose pour le simple plaisir de la dominer, d’en jouir comme le roi jouit de son royaume.

C’est ce type d’existence que décrit Schopenhauer dans son livre Le Monde comme volonté et comme représentation en parlant précisément de cette « volonté » : cette volonté, c’est la signification même de l’essence humaine, le mécanisme intérieur qui domine tous nos comportements. Tout homme est animé, à la manière de l’aimant face à la gravité, par un désir compulsif, nous voulons le monde, nous voulons la vie, l’homme est cet être marqué par cet effort vaniteux et sans repos. Mais désirer, c’est précisément manquer, et manquer, c’est éprouver une douleur liée au manque tout autant qu’elle se manifeste dans la lassitude vis-à-vis de l’objet que l’on s’approprie : je désire une femme qui me plaît, mais quand je l’ai, je ne cesse de m’ennuyer et d’en éprouver la douleur. Quelle place pour le ravissement ? Si la vie de chacun y compris celle des éléments naturels nous dit Schopenhauer – s’éprouve à travers un manque, à quand la paix ? Plus l’homme ravi est transporté au ciel, plus il dépasse ce monde ordinaire de l’expérience et des sens pour vivre une vie offerte par Dieu. Bien sûr : il y’a la force de l’imagination qui nous coupe du monde, bien sûr, il y’a le divertissement qui nous empêche d’y penser ou du moins de le nier : mais cette vie-là, du manque et du désir, n’est-elle pas celle qui nous rattrape toujours ? Fuir le désir c’est faire la course face à un guépard.

Le contraste est donc flagrant entre la vie mystique du ravissement et la vie telle que nous l’éprouvons, la première ne semblant n’être qu’une promesse de l’au-delà. Mais cette promesse,  bien qu’on en fasse un loup pessimiste et borné,  Schopenhauer l’envisage par l’art, ou la contemplation d’un monde qui n’existe plus selon une logique pathologique, nos désirs,  mais dans sa pureté même. Dans cet horizon saisissant que nous offre ce monde. Passer de la douleur au ravissement, c’est passer du terrain de la subjectivité bornée à l’objectivité esthétique et riche de sens.

L’art ou la sublimation du monde

Être ravi pour Schopenhauer, ce n’est précisément pas jouir de ses désirs qui nous oppressent, ce n’est pas non plus vivre une vie d’intellect pur à la manière du savant qui pense constamment à partir de relation d’idées toujours plus complexes. Être ravi pour lui, c’est avoir cette « intuition pure »[1] de l’objectivité telle qu’elle est, du monde tel qu’il se présente dans ses formes, ses essences, ses choses indépendamment de ce qu’elles sont pour nous.

Le ravissement implique donc pour Schopenhauer une émancipation, sortir de cette prison du désir, de la simple subjectivité, pour s’absorber dans la clarté et la précision du monde lui-même. Il n’y a donc pas d’horizon mystique dans le ravissement schopenhauerien, mais tout se joue du côté de l’esthétique : ressentir ce sentiment de la beauté qui s’exerce en nous par l’intuition, ou la connaissance immédiate, de la nature. On ne prend pas conscience du sens même de ce qui se passe sous nos yeux, de cet arbre à côté duquel on s’assoit, de ce lac que nous n’écoutons plus. Le ravi, c’est le génie.

Mais notons une chose sur ce génie : nous ne sommes pas ici sur un schéma kantien, où le génie est celui qui détient une disposition innée à donner ses propres règles à l’art, c’est-à-dire à évacuer tout type de représentation d’une œuvre d’art (peinture, musique, chanson, etc.) soumise à un concept, une idée unique de l’œuvre elle-même. Par une imagination foisonnante, le génie est celui qui progresse vers l’indicible, ce qui ne peut être compris par la raison et ce qui ne peut être vu par les sens. Ici, le génie est celui qui à l’inverse saisit ce que les choses sont dans leur identité même, indépendamment d’une imagination suffisamment forte pour dépasser le cadre de l’œuvre.

Schopenhauer traduit le ravissement par le terme même de erhebung qui implique aussi bien une relation de parenté entre le soulèvement, cette rupture avec un état continuel que nous dépassons, et l’élévation, le sujet qui devient sujet connaissant pur plutôt qu’être tiraillé par la volonté. Notons également que ce terme d’erhebung se rapproche du sublime lui-même, traduit comme erhaben : ce sublime en question n’est que l’état, le sentiment qui s’exprime à travers ce ravissement. Un sublime encore plus élevé que le sentiment du beau, un sublime par lequel nous nous arrachons à l’ordinaire de nos désirs inassouvis pour substituer à cet ordinaire, la contemplation sereine parce que loin de la volonté. Imaginons une contrée solitaire ; l’horizon est illimité, le ciel est sans nuages, il y’a des arbres et des plantes dans une atmosphère parfaitement immobile : pas d’animaux, pas d’hommes, pas d’eaux courantes ; partout le plus profond silence. Parce que nous ne pouvons rien désirer avoir, parce que ce lieu invite simplement au recueillement loin de la volonté, nous jouissons d’une vie contemplative.

BASTIEN FAUVEL

NOTES : 

[1] Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 39


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