RAVISSEMENT ET ENLÈVEMENTS ANTIQUES : PARCOURS D’UNE VIOLENCE ATTÉNUÉE

Enlèvement des Sabines

Cela peut sembler un peu désuet pour le commun des mortels d’utiliser un adjectif aussi élégant que « ravissant ». Il est vrai que cela change d’un mot comme « joli » ou « beau ». Pourtant, derrière ce mot un poil plus recherché que les autres pour décrire le charme délicat des premiers rendez-vous, il y a un sens bien plus lointain et qui n’est pas vraiment un compliment. Attention, aujourd’hui, on brise un mythe.

Le mot ravissement vient du verbe rapere en latin et renvoie à une réalité très concrète : le vol[1]. En particulier, le vol de trésors, le pillage lors d’une guerre. Par extension, le nom dévié raptus désigne plus simplement le vol d’un objet dont on n’est pas le propriétaire, et c’est exactement ce mot qui est utilisé pour désigner l’enlèvement d’une femme chez les Latins. En effet, la femme est vue comme un objet médiateur du pouvoir quand elle passe d’un père à son beau-fils.

Qu’en est-il des Grecs ? Excepté le verbe αἱρέω (airéo) qui renvoie à l’idée de soulever un objet, il n’existe pas d’expression consacrée pour désigner l’événement.

LES RAVISSEMENTS MYTHIQUES

Qu’on se le dise, le rapt est un événement incontournable de nombreux récits étiologiques. Qu’il s’agisse de l’enlèvement d’Europe, de Perséphone/Proserpine ou de l’enlèvement des Sabines, les récits de rapt sont légion et légitiment plusieurs facettes de la vie sociale et de l’ordre du cosmos[2].

Dans le cadre de l’enlèvement de Perséphone (déesse du printemps enlevée par son oncle Hadès/Pluton, le dieu des Enfers), il s’agit d’expliquer l’origine des saisons[3], tandis que l’enlèvement d’Europe souligne l’origine des premiers grands héros grecs et de certaines familles illustres.

D’un point de vue historique, l’enlèvement des Sabines chez les Romains expose trois éléments à la fois. En nouant une alliance avec les Sabins, Tite-Live[4] explique comment se met en place la politique d’assimilation des peuples ennemis des Romains. Les Sabins deviennent, en donnant leurs femmes, des alliés, mais aussi un peuple qui s’assimile à la Rome naissante[5]. Dans ce passage, les femmes interviennent et ce sont elles qui décident de se répartir entre Sabins et Romains. Par cette décision, les femmes reconnaissent leur éminent rôle social dans le fait de procréer: elles sont celles qui transmettent la filiation à défaut d’être considérées comme autonomes, demeurant d’éternelles mineures juridiques[6].

Enfin, l’enlèvement des Sabines légitime, rétrospectivement, une des coutumes du mariage romain : le rapt nuptial. Pour chaque mariage, le rituel aurait été constitué d’un cortège nuptial[7] imitant l’enlèvement des Sabines pour accompagner la jeune fille (uirgo) chez son futur mari. Catulle[8], poète de la fin de la République évoque à deux reprises ce semblant de rapt[9].

Une chose est néanmoins certaine : ce qui caractérise le rapt le plus clairement, c’est le passage d’un individu d’un lieu à un autre endroit.

MODUS OPERANDI DU RAVISSEMENT

Le ravissement se caractérise par l’inexpérience amoureuse de la personne enlevée et certains traits physiques, en particulier sa chevelure, sa peau blanche[10] et sa rougeur. La blancheur est associée à l’idée antique qui sépare radicalement le masculin et le féminin. La femme est, selon Hésiode dans Les Travaux et les Jours, un être de l’intérieur, de la mollesse. Au contraire, l’homme vit à l’extérieur, il est à ce titre bronzé, sec et vigoureux. Ce n’est donc pas tant l’idéal de pureté qui transparaît dans la blancheur d’une femme enlevée, mais la vulnérabilité de son corps[11]. La rougeur agit comme le signe de la pudicité (pudicitia) de la victime, elle confirme son inexpérience[12] et sa honte à l’idée d’éprouver un sentiment amoureux, et a fortiori, quand l’enlèvement  est suivi d’un viol.

Du côté du ravisseur, le piège passe assez souvent par deux subterfuges : la métamorphose ou l’utilisation d’un locus amoenus.

Pour rappel, le locus amoenus est un « lieu agréable », c’est un lieu naturel propice à l’amour. Pourtant, il est aussi et surtout associé à l’idée de duperie. Le locus amoenus est parsemé de fleurs que la jeune femme est tentée de cueillir pour constituer un bouquet et subir, malgré elle, sa défloration[13]. La cueillette évoque, du point de vue de l’artiste masculin (ce qu’on nomme aujourd’hui male gaze), un consentement implicite de la victime. Si celle-ci cueille la fleur, elle confirme qu’elle souhaite son enlèvement et son union. De nouveau, la jeune femme est culpabilisée pour son acte.

La métamorphose, comme celle de Zeus en taureau ou en cygne, agit comme un subterfuge pour tromper, là encore, la vigilance de la victime. On ne peut envisager une union contre nature, et c’est en usant de cet interdit que le dieu se faufile jusqu’à sa proie. Il obtient sa confiance, l’isole et la viole en reprenant forme humaine.

AMBIGUÏTÉ DES EXPRESSIONS

C’est là que se révèlent les problématiques du ravissement. Dans les langues européennes, plusieurs expressions sont synonymes et ne renvoient à aucune réalité commune. Le rapt réfère à l’idée d’un enlèvement dans lequel l’union sexuelle non consentie est parfois présente, mais pas systématique. Le ravissement se superpose avec un sens très positif qu’il acquiert dans la langue française, le ravissement se rapporterait à l’idée d’un contentement. En anglais, le mot rape concerne l’idée de viol, sans l’appareillage narratif de l’idée d’enlèvement présent dans le raptus. S’il faut parler d’enlèvement avec séduction, on parlera plutôt d’abduction, c’est-à-dire littéralement « emmener quelqu’un d’un endroit à un autre » (ab-, préfixe renvoyant à l’idée de l’origine en latin et le verbe ducere qui exprimer l’idée de conduire).

On voit donc bien le problème posé par l’événement lui-même. Le ravissement peut se faire avec séduction ou sans séduction, par la violence.

RÉALITÉS JURIDIQUES DU RAVISSEMENT

Si aucune expression ne vient sanctionner le crime de rapt chez les Grecs, il faut attendre le IVe siècle de notre ère pour voir apparaître, enfin, une législation sur le sujet. L’événement porte un nom : crimen raptus.

Avant le IVe siècle, il est difficile de dresser une typologie des différents types d’enlèvements à Rome. Papakonstantinou[14] a réussi à formuler la typologie qui suit, à partir de ses recherches des témoins législatifs de l’époque impériale des Ier et IIe siècles. Les trois crimes ci-dessous font partie d’une catégorie générale qu’on peut qualifier de stuprum, c’est-à-dire les crimes d’ordre sexuels.

— l’expression struprum per vim renvoie au viol au sens moderne.

— le raptus désigne le viol et par euphémisme, l’enlèvement qui le précède. Il désigne l’enlèvement d’une femme en âge d’être mariée afin de forcer le mariage auprès de la famille qui en a la charge.

— le stuprum adulterium désigne plus clairement l’adultère (dans un sens moderne), c’est-à-dire une union hors mariage romain.

Il faudra attendre ensuite le IVe siècle pour que Constantin (272-337) promulgue une loi le 4 avril 326 sur le crimen raptus. Les lois évoluent et intègrent le Code théodosien (IX, 8, 1)[15], fixant définitivement le sort des personnes coupables de ravissement.

La loi est caractérisée par des éléments constitutifs de ce que nous pourrions appeler, d’un point de vue anachronique, la culture du viol. En effet, même si toutes les preuves ont été apportées, la jeune fille qui s’est fait enlever est considérée par cette loi comme complice du crime, à cause des postulats de sa légèreté et de son manque de jugement.

S’ensuit une description du sort réservé aux complices avec une imagerie plus proche de la comédie latine que des réalités de l’époque. Les nourrices trompent les parents avec des contes. La nourrice, forcément coupable puisqu’elle a laissé la jeune fille se faire enlever, devra ingérer du plomb fondu. Terrible châtiment qui renvoie concrètement à la croyance que les nourrices profèrent des paroles mensongères.

La victime est complice, on l’a dit, dans tous les cas. S’il apparaît qu’elle souhaitait cet enlèvement, elle doit subir le même sort que le ravisseur (dans certains cas, la mort). Dans le cas contraire, elle aurait dû, selon Constantin, crier le plus fort possible pour attirer l’attention, afin que l’entourage empêche l’enlèvement s’il a eu lieu chez elle. La peine est alors plus « légère » si la femme n’est pas complice : elle n’héritera pas de ses parents. Enfin, si un esclave dénonce un enlèvement, le législateur devra lui donner la citoyenneté romaine et l’affranchir pour un tel acte.

Dans cette loi, ce n’est pas tant la culpabilité présupposée de la femme et de son entourage qui est au cœur du débat, malgré les apparences. La seule chose qui intéresse le législateur est la préservation de la légitimité de la lignée familiale. Si une femme a été souillée par l’enlèvement et le viol, alors la lignée n’est plus directe. Il n’y a donc plus lieu d’hériter.

D’ailleurs, à y regarder de plus près, le mariage est un enlèvement pacifique. En effet, il s’agit d’un arrangement entre un père et son beau-fils, un achat en bonne et due forme d’une femme, qui passe d’un foyer à un autre.

Un dernier reliquat de ces débats sur les enlèvements subsistera à l’époque byzantine dans un roman du XIIe siècle, le Digenis Akritas[16]. Une épopée se déroulant aux frontières de l’Empire romain d’Orient dans lequel le héros, désireux d’épouser une jeune femme, l’enlèvera de force. Une tradition, aujourd’hui démentie, laissait entendre qu’une jeune femme enlevée à cette époque finissait forcément par se marier avec son ravisseur (dans le cas où le ravisseur échapperait à ses poursuivants).

Toutes ces raisons expliquent les réticences légitimes que nous pouvons avoir vis-à-vis des relectures contemporaines de la mythologie, qui ne prennent pas assez de recul par rapport à leur matériau d’origine. Que l’on pense à l’histoire de Perséphone. Nombreuses sont les adaptations parfois réussies comme Lore Olympus[17] qui propose, fort justement, une réflexion sur les abus dont sont victimes les femmes. Bien au contraire, les adaptations de cette qualité ne sont guère courantes. Le phénomène de la Dark Romance, sous-genre[18] de la romance, exploite les mythes liés à la captivité, à travers le prisme du syndrome de Stockholm. Il y a bien plus que cela. Les stéréotypes de genre, à l’œuvre dans les contextes de domination, sont réutilisés dans des livres de ce type, tout comme cela était déjà le cas avec les romans libertins du XVIIIe siècle.

Le fait est que ce fantasme de la femme-objet qu’on retrouve dans la Dark Romance mythologique n’est pas le fantasme de la femme, mais bien le fantasme d’une femme stéréotypée, inscrite dans le système patriarcal. Il s’agit ni plus ni moins d’une femme qui fantasme le fantasme d’une autrice, elle-même influencée par l’imaginaire patriarcal, car la majorité des modèles littéraires ne sont fondés que sur cette dynamique de domination et de soumission[19].

Sans doute peut-on dire à présent que la boucle est bouclée et, qu’il s’agisse d’une réécriture de l’enlèvement de Perséphone ou de la cérémonie du mariage, on ne vous prendra plus à rêver d’amour, là où il n’y a qu’une violence poétisée. Maintenant que vous êtes armé pour la suite, plus aucun flirt, plus aucun bouquet de fleurs ne pourra vous prendre au piège.

 

BENJAMIN DEMASSIEUX

NOTES : 

[1]Thesaurus Linguae Latinae (TLL) vol. XI/2 s.v. raptus ; Oxford Latin Dictionary (OLD) s.v. raptus.

[2]Mandile, Roberto, « Chaos Nel De Raptu Proserpinae » in Culture and Literature in Latin Late Antiquity : Continuities and Discontinuities (Brepols Publishers, 2016), pp. 41–52.

[3]Guipponi-Gineste, Marie-France, Marie-France Guipponi-Gineste, Claudien, Poète Du Monde à La Cour d’Occident, Études d’archéologie et d’histoire Ancienne, Université de Strasbourg, Éditions de Boccard, 2010.

[4]Tite-Live, Ab. Urb., I, 13.

[5]C’est un phénomène qui s’accentue sous l’Empire : Perrin, Yves. « L’étranger à Rome au Haut-Empire, ou des vertus et des limites d’un questionnement anachronique » In : Étrangers et sociétés : Représentations, coexistences, interactions dans la longue durée, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2009.

[6]Chatelard, Aude, « Minorité juridique et citoyenneté des femmes dans la Rome républicaine », Clio, 43 | 2016

[7]Boëls-Janssen, Nicole, « Les multiples langages du rituel nuptial dans la Rome antique », in : Le rituel des cérémonies, Paris : Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2015.

[8]Cat., 62, v. 21-23 ; 61, v. 56-59.

[9]On retrouvait également un même type d’enlèvement chez les Grecs lors de la cérémonie qui conduisait la femme jusqu’à l’oikos, le foyer du mari.

[10]Grand-Clément, Adeline, « Blancheur et altérité : le corps des femmes et des vieillards en Grèce ancienne. », Corps, 3, 2007, 33-39.

[11]Malick-Prunier Sophie, Le corps féminin dans la poésie latine tardive, Études anciennes, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

[12]Wasyl, Anna Maria, Genres Rediscovered Studies in Latin Miniature Epic, Love Elegy, and Epigram of the Romano-Barbaric Age, Classical World, Krakow, Jagiellonian University Press, 2011.

[13]Brockliss, William, Homeric Imagery and the Natural Environment, Hellenic Studies Series 82, Washington, DC: Center for Hellenic Studies, 2019.

[14]Papakonstantinou, Néphélé, « Le Raptus Saisi Par Le Droit. Enseigner Un Crime Dans Les Écoles de Rhétorique à Rome (Ie-IIe Siècle) », Clio, Abuser/ Forcer/ Violer, 52, 2020, 21–41.

[15]Patrick, Laurence, Les droits de la femme au Bas-Empire romain : le Code théodosien, Bouqineo, «Chemins de tr@verse», 2012, p.209-211, plus précisément : IX, 24, 1205 [= BREV. IX, 19, 1] (1 av. 326).

[16]L’Akrite, l’épopée byzantine de Digénis Akritas, 2012, Paolo Odorico (dir.), Anacharsis, p.111 et ss.

[17]Rachel Smythe, Lore Olympus, Hugo Publisher, 2019 (en cours de publication).

[18]Il est ici question de sa classification générique et non d’un jugement esthétique. La Dark Romance se caractérise par la présence d’un contexte de domination entre deux amants radicalement opposés. L’un oppresse le second jusqu’à ce que les deux s’inscrivent dans une sorte de syndrome de Stockholm consensuel. Dès lors, ce type de littérature présente de façon très positive le viol, la séquestration et les sévices physiques.

[19]Sarah Delale, Élodie Pinel, Marie-Pierre Tachet, Pour en finir avec la passion : l’abus en littérature, éditions Amsterdam, 2023.

Image : Nicolas Poussin, L’enlèvement des Sabines, 1637 / 1638 (2e quart du XVIIe siècle), INV 7290 ; MR 2335, Musée du Louvre, face, recto, avers, avant ; vue d’ensemble ; vue sans cadre © 2014 RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Tony Querrec.


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