LE RAVISSEMENT EST-IL UNE NÉGATION DE L’ÊTRE OU SON ÉLÉVATION ?

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Le ravissement, ce moment inattendu de rencontre avec la beauté et l’émerveillement, constitue une célébration de notre incapacité à exercer un contrôle absolu sur le monde qui nous entoure. En effet, dans un monde entièrement rationnel ou déterminé, dépourvu de mystère, la capacité d’être saisi par le ravissement serait compromise, étant constamment accaparée par la quête inlassable d’explications logiques. Le ravissement nous rappelle que la beauté résiste à notre compréhension prévisible, nous surprenant par sa présence même, créant une rupture avec nos attentes habituelles. Cependant, la question persiste : ce sentiment de ravissement nous élève-t-il, nous rapprochant ainsi de la vérité fondamentale du monde au-delà du voile quotidien, ou bien est-il une forme d’aliénation, une manière de se soustraire au monde réel ? 

LE RAVISSEMENT, EXPÉRIENCE TRANSCENDANTE ?

Pris dans le quotidien, nous supposons des lois inconscientes qui régissent le monde. Par expérience, je sais que mes élèves lycéens n’ont pas lu les articles que je leur avais donnés. Or, le ravissement émerge tel un éclat singulier, une anomalie heureuse dans laquelle je me rappelle l’insaisissable sens du monde auquel je suis de moins en moins sensible. Le ravissement est la joie de ne pas saisir entièrement ce monde complexe, et je suis ravi si un de mes étudiants a bien effectué cette lecture. Je saisis l’expérience du ravissement comme une rectification de mes attentes par rapport à ce qui est réellement, je saisis mieux le sens du monde et je le regarde plus heureusement. Le ravissement, en nous exposant à la beauté ineffable, agit comme un prisme qui nous permet d’entrevoir les profondeurs de la réalité, révélant des aspects qui transcendent les explications logiques et nous rapprochant ainsi de la vérité fondamentale du monde.

Salvador Dalí, Rêve causé par le vol d’une abeille, 1944
Salvador Dalí, Rêve causé par le vol d’une abeille, 1944

L’œuvre de Dalí illustre de manière poignante la capacité du ravissement à élever notre être en nous emportant vers une réalité parallèle, où le surréel et l’émerveillement fusionnent pour offrir une expérience transcendante sensible. Le tableau de Dalí nous ravit du temps, du monde et nous l’offre transcendée. Je suis déconnectée de moi-même et peux faire l’expérience de la vérité du monde. La muse Gala est entourée de créatures réelles et surnaturelles, Dalí explore les frontières du réel en introduisant des éléments fantastiques et oniriques. L’abeille, en volant, n’est plus un objet réel, mais un symbole de transcendance. Ce vol devient une métaphore de l’évasion des limites de la réalité ordinaire. Ainsi, l’œuvre dévoile un univers parallèle où le surréel se mêle à l’émerveillement, créant une expérience visuelle qui va au-delà des frontières conventionnelles. Le ravissement est alors l’expérience qui mène à la transcendance puisque mon être est n’est plus capable d’interférer en y mettant des mots.

Dalí capte l’essence du ravissement, nous sommes saisis par les éléments figuratifs rendus fiévreux et c’est « un mirage constant…Et cependant quand nous débarquons, le granit est sous nos pieds, dur, compact, net, implacable…». Notre être est captivé, ravi, emporté vers une autre expérience du réel, dont je crois saisir un sens plus profond.

Le ravissement émerge comme une rébellion artistique, l’inattendu est la source de l’artiste qui refuse de suivre les règles du réel. Laissant l’ego de côté, le ravissement artistique nous élève dans notre compréhension du monde, cette force subversive transforme la désillusion en expérience des choses quotidiennes, au-delà du quotidien. Parce qu’il dépasse l’entendement rationnel, nous accédons à une compréhension intuitive et sensible des choses, au-delà de la logique. Ainsi, le ravissement offre une réponse artistique à l’inexplicable, le ravissement dépasse les mots et trouve du sens là où la logique fait défaut.

LA NÉGATION DE L’ÊTRE PAR LE RAVISSEMENT

Gaston Bachelard, dans Poétique de la rêverie[1]« Cogito du Rêveur », nous invite à penser le ravissement sur le mode du rêve, celui d’un être devenu fantôme. Le ravissement, bien que souvent perçu comme une expérience sublime et transcendante, peut être interprété comme une négation de l’être dans la mesure où il induit une évasion de la réalité tangible. Lorsque l’individu est emporté par le ravissement, il semble se déconnecter des contingences matérielles et des préoccupations quotidiennes, cherchant refuge dans des états d’extase qui éloignent temporairement de la vérité de l’existence. Ces moments d’émerveillement intense peuvent être considérés comme des parenthèses fugaces où l’individu choisit délibérément de s’abstraire du monde réel, renonçant ainsi à son être concret. En niant la réalité immédiate, le ravissement peut être perçu comme une forme de fuite, un refus momentané de faire face aux défis et aux responsabilités inhérents à l’existence quotidienne.

LE RAVISSEMENT DE LOL. V STEIN

Lola Stein est abandonnée par son fiancé au profit d’une inconnue lors d’un bal de jeunesse. Après cet événement, la jeune femme demeure dans un état de passivité et d’indifférence, laissant les autres déterminer sa vie. Selon, Marie-Chantal Killeen dans Fiabilité ou fidélité : le problème de la narration dans Le Ravissement de Lol V. Stein, c’est « la dépossession totale du moi qui vit l’expérience, de sorte qu’il n’y a plus, stricto sensu, de Je à qui l’expérience puisse arriver. L’impossibilité dans laquelle se trouve le personnage durassien à devenir le sujet du choc violent auquel il est assujetti se traduit couramment par le passage de la première à la troisième personne ». L’expérience de Lola Stein, après avoir été abandonnée par son fiancé, peut être interprétée comme une forme de mort symbolique, illustrant la possibilité que le ravissement soit un choix délibéré de s’anéantir en tant que sujet.

En considérant le ravissement comme une expérience qui transcende les limites de l’être, il peut être interprété à la fois comme une négation de l’existence dans le sens où il échappe aux catégories conventionnelles de la réalité, mais aussi comme une élévation, car il ouvre la porte à des dimensions de l’existence qui dépassent le quotidien et le tangible, une exploration des frontières de l’ordinaire, offrant une perspective qui dépasse les aspects purement matériels de l’existence. En fin de compte, il semble pertinent de souligner que c’est le sujet lui-même qui détient le pouvoir de donner un sens à cette expérience, l’impact sur son être, et la manière dont il souhaite intégrer cette expérience dans sa propre existence. Le ravissement est nécessairement une expérience d’annihilation de l’être, mais celle-ci n’a pas à être totale, je peux choisir de la vivre comme une manière de mieux vivre dans le monde ou de m’y refuser.

LEANE Dubrocq

NOTES :

[1] « Le rêve de la nuit ne nous appartient pas. Ce n’est pas notre bien. Il est, à notre égard, un ravisseur, le plus déconcertant des ravisseurs : il nous ravit notre être. (…), Nous sommes rendus à un état anté-subjectif. Nous devenons insaisissables à nous-mêmes, car nous donnons des morceaux de nous-mêmes à n’importe qui, à n’importe quoi. Le rêve nocturne disperse notre être sur des fantômes d’êtres hétéroclites qui ne sont même plus des ombres de nous-mêmes. Les mots : fantômes et ombres sont des mots trop forts. Ils tiennent encore trop à des réalités. Ils nous empêchent d’aller jusqu’à l’extrémité de l’effacement de l’être, jusqu’à l’obscurité de notre être se dissolvant dans la nuit ». Il faut entendre ici par anté-subjectif ce qui ne peut pas être appréhendé de manière phénoménologique, de manière directe.

Image : Auguste Clésinger, Femme piquée par un serpent, 1847


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