À l’image des grands ouvrages d’architectures et d’urbanisme d’aujourd’hui, la discipline de l’aménagement des villes est bien souvent associée au caractère de ce qui est contemporain. Et pourtant, pour l’être, il faudrait un point de repère précis, comme une époque ou un événement fondateur, traduisant un changement de paradigme profond dans la façon de penser nos villes et nos cités d’antan.
Sous l’Antiquité déjà, l’attention portée à l’agencement du bâti, à l’orientation du foncier et à la répartition des monuments symboliques est forte. Les villes les « plus cohérentes, les mieux ordonnées sont les villes créées – villes funéraires, villes de résidence royale, forteresses – à l’origine desquelles on note la volonté d’un dieu, d’un héros ou d’un homme exceptionnel, tel Caïn, le sinistre « patron des urbanistes » »[1]. Hippodamus se pose traditionnellement comme le premier urbaniste qu’Aristote s’attelait à appeler « père de l’urbanisme »[2]. Pour autant, longtemps considéré comme l’inventeur du plan hippodamien[3], c’est finalement dans l’Égypte ancienne que ce plan urbain orthogonal aurait vu le jour pour la première fois. Cette découverte mène à ce qui pourrait s’apparenter à la première critique de l’urbanisme qu’est la Politique d’Aristote (IVe siècle av. J.-C.).
Par ailleurs, l’histoire de la création des villes ne s’est pas faite sans le caractère religieux des époques qu’elle a traversé. En cela, l’urbanisme « originel » serait avant tout un urbanisme au caractère religieux soumis « aux rites de fondation, construit en accord avec des nombres, orienté selon les points cardinaux et obéissant à une forme définie » (Heurgon, s. d.). Ainsi, étudier la morphogénèse des villes antiques, le développement de leur forme et de leur structure, permet de comprendre leurs évolutions et plus encore, leur devenir. En cela, le palimpseste urbain est significatif en ce qu’il apporte à l’avenir des ensembles humains : comprendre l’histoire d’un espace, dans ses représentations et ses croyances, pour l’amener vers un modèle contemporain non dénué de sens et justement, de symboles. Là repose tout l’enjeu de la quête à la modernité urbaine : se défaire des représentations que l’on a de l’architecture moderne des années 60’ du Corbusier, Walter Gropius et Ledwig Mies van der Rohe très épurée et aseptisée, avec de grands édifices d’acier et de béton, aux verrières surdimensionnées et aux formes abstraites qui questionnent la praticité du lieu. L’enjeu de l’urbanisme est de parvenir à créer des espaces modernes – au sens innovant – et renouvelés, dans leur forme et leurs usages, sans pour autant omettre leurs origines et leur histoire.
Au-delà du caractère religieux, l’urbanisme de la Grèce antique était aussi politique. La traduction la plus éminente de cette politisation de l’espace public était l’agora, grande place publique et siège de l’assemblée du peuple (ekklesia en grec) : en somme, foyer de la vie urbaine et de l’émergence de ce que Jacques Lévy et Michel Lussault appellent l’urbanité. Rappelons tout de même que l’ancêtre des démocraties modernes est la démocratie athénienne directe des Ve-IVe siècles av. J.-C. En cela, il serait légitime de se poser la question de l’existence de la corrélation entre démocratie et urbanisme : l’urbanisme antique a-t-il permis le développement, l’essor et la démocratisation des régimes démocratiques d’aujourd’hui ? Si tel est le cas, en ce que la démocratie a de caractère sacré, l’urbanisme ne mériterait-il pas de l’être aussi ?
Et pour autant, parler d’urbanisme sous l’Antiquité est ô combien anachronique, puisque le terme apparaît pour la première fois dans La Théorie générale de l’urbanisation d’Ildefons Cerdà (1867, La Teoría general de la urbanización). Ingénieur catalan et contemporain de Haussmann, il est aujourd’hui célèbre pour sa réalisation du plan d’extension de Barcelone. Et non seulement dépendant de cela, il est également le premier à avoir tenté de donner à l’aménagement concerté de l’espace – autrement dit, l’urbanisme – le statut de science et à dégager la problématique du logement et de la circulation dans les villes de l’ère industrielle. Pour autant, il aura fallu attendre 1979 pour voir paraître la première traduction en langue étrangère française de l’ouvrage fondateur du terme urbanisme.
Cela dit, s’intéresser aux origines et aux enjeux de l’urbanisme au sens global, ne permet pas vraiment d’en tirer les intérêts concrets. Qu’est-ce que l’urbanisme doit permettre ? Car oui, même si cette discipline demeure encore obscure pour une majeure partie du grand public, elle n’en reste pas moins fondamentale et indispensable, car « les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler. »[4]. En somme, tout ce qui compose la vie quotidienne des individus, quelle que soit la nature des espaces qu’ils pratiquent et dans lesquels ils vivent. Ainsi, en dépit de son caractère multidimensionnel, l’urbanisme est cet ensemble de sciences, de techniques et d’arts relatifs à l’organisation et à l’aménagement de l’espace qui vise à assurer le bien-être de l’homme et à améliorer les rapports sociaux tout en essayant de préserver l’environnement – préoccupation très récente à l’échelle de l’humanité. Enfin, ne confondons pas espace urbain et ville. Là où ville est le terme le plus vague et le plus courant ; « l’urbain, adjectif substantivé, est utilisé surtout pour souligner la généralisation des modes de vie urbains y compris hors des villes. Parler de fait urbain est plus neutre et désigne, de façon spatialement indifférenciée, la réalité matérielle de ce phénomène géographique. Les espaces urbains, au pluriel, permettent le changement d’échelle : il s’agit d’étudier d’une part les contenus de ces espaces (paysagers, fonctionnels, appropriés par des modes d’habiter, etc.), mais aussi les relations avec les deux autres formes spatiales que sont les espaces périurbains et les espaces ruraux. »[5]
L’ensemble de ces éléments permet de comprendre ce que l’urbanisme signifie et mène à pousser les questions de sciences humaines et sociales aux territoires – à leur dimension physique (objective), mais ô combien, dépendante des représentations collectives (subjectives). Si pratiquer l’espace est une pratique sociale, alors les comprendre permettra de comprendre les SHS dans leur globalité.
CAMILLE GOLUNSKI
NOTES :
[1] Heurgon, J. (s. d.). L’urbanisme dans l’antiquité. Persée. https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1970_num_3_1_1227
[2] Aristote, Politica II
[3] « Un plan orthogonal, ou hippodamien, ou encore en damier, est un plan dans lequel les axes se croisent à angle droit selon une maille régulière. C’est l’une des formes les plus courantes d’organisation de l’espace, tant dans les espaces ruraux qu’urbains » (École normale supérieure de Lyon (s.d.). Orthogonal, hippodaméen, en damier (plan) – géoconfluences. 2002
[4] Le Corbusier, Charte Ath., 1957, p.100
[5] École normale supérieure de Lyon (s.d.). Urbain (espaces urbains, fait urbain) – géoconfluences. 2002