Les deux hommes ayant eu la plus grande influence sur l’histoire du Guatemala ( et, peut-être, de toute l’Amérique latine ) au XXe siècle sont deux Américains qu’à priori tout oppose. Sam Zemurray, né en 1877 près de la mer Noire, avait fui la Russie et ses pogroms à l’âge de 15 ans pour les Etats-Unis. Lors d’un voyage en Amérique centrale, il avait découvert la banane et, l’ayant importé avec un grand succès sur le marché américain, décida de la faire pousser du Honduras à la Colombie en passant par les iles des Caraïbes, prenant ainsi la main sur toute la chaîne de production. Sa compagnie, la United Fruit, surnommée la Pieuvre, contrôlait également le port de Puerto Barrios ( sur la côte atlantique du Guatemala ), ainsi que l’électricité et les chemins de fer de ce pays.
Edward L. Bernays, autre émigrant juif vers les États-Unis, appartenait à un milieu social et culturel nettement plus élevé. Neveu de Sigmund Freud, il se présentait comme le père des relations publiques. Dans son ouvrage Propagande, publié en 1928, il écrivit cette phrase prophétique : ” La manipulation consciente et intelligente des comportements constitués et de l’opinion des masses est un élément important de la société démocratique. (…) La minorité intelligente a besoin de faire un usage continu et systématique de la propagande ”.
Les deux compères se rencontrèrent pour la première fois en 1948. Bernays organisa la campagne qui lança la consommation de la banane comme quelque chose d’indispensable à la santé. Il oeuvra aussi à rapprocher la United Fruit du monde aristocratique de Boston ( antisémite mais “ l’argent ouvre toutes les portes ” ) et des sphères du pouvoir politique.
Le Guatemala était dans les années 40 un minuscule pays qui n’intéressait à peu près personne aux Etats-Unis. Les soulèvements et coups militaires se succédaient dans l’indifférence générale. Jusqu’à ce que le président Juan José Arévalo (1945-1950) fit passer une loi du travail permettant aux ouvriers et aux paysans de former des syndicats ou de s’y affilier. Pas communiste pour un sou, Arévalo avait pour modèle la démocratie américaine. Ce qui, paradoxalement, le rendait dangereux, surtout lorsqu’il fit voter une loi contre les monopoles, calquée sur celle des U.S.A. Loi pouvant menacer directement les interêts de la United Fruit au Guatemala, et, indirectement, avoir un effet de contagion dans le reste de l’Amérique latine. Consulté par Sam Zemurray, Bernays proposa une solution : “ le traitement consisterait à agir simultanément sur le gouvernement des Etats-Unis et sur l’opinion publique américaine. Ni l’un ni l’autre n’avaient la moindre idée de l’existence du Guatemala, et encore moins qu’il constituerait un problème ”. La menace : le Guatemala était le cheval de Troie de l’URSS dans l’arrière-cour des U.S.A.( nous sommes en pleine Guerre Froide ). À la fin de la présidence Arévalo et au début de celle de Jacobo Arbenz Guzmán, les reportages sur le Guatemala ( orchestrés de main de maître par Bernays ) dans le New York Times ou le Washington Post commencent à souligner le danger que représente ce petit pays. Lorsque Árbenz lance sa réforme agraire ( modérée mais une catastrophe pour la United Fruit qui règne en maîtresse dans le pays ), la presse américaine s’inquiète toute seule. Une dépêche de la United Press affirme même que l’URSS veut construire une base de sous-marins au Guatemala. “ La propagande avait superposé une aimable fiction à la réalité.”
En janvier 1953, le président Eisenhower, fraîchement élu, décide de déboulonner Árbenz. La C.I.A. ( la “ Marâtre ” ) recrute des mercenaires dans toute l’Amérique centrale. John Foster Dulles, nouveau Secrétaire d’Etat, et son frère, Allen Dulles, nouveau chef de la C.I.A., tous deux anciens fondés de pouvoir de la United Fruit, décident de soutenir l’invasion armée du Guatemala par le colonel Castillo Armas, échappé d’un sinistre pénitencier guatémaltèque, en exil au Honduras. Opposant d’Árbenz, qu’il connaît depuis l’enfance, il est son opposé : humble, bâtard, pauvre, marié à une femme laide. Howard Hunt, qui dirige les opérations de la C.I.A. l’a choisi “ parce que Mister Caca est à moitié Indien et que, sachez-le, la grande majorité des Guatémaltèques sont des Indiens. Ils seront heureux de l’avoir ”. Les soldats s’entraînent au Nicaragua du président Samoza, toujours heureux d’aider Washington. Le nouvel ambassadeur américain, John Emil Peurifoy ( “ le boucher de la Grèce ” ) conspire dès son arrivée à Guatemala city avec les officiers de l’armée afin de déposer Árbenz et de jeter en prison tous les communistes ( en réalité, on pouvait les compter sur les doigts d’une main ). Il ne croit pas en l’invasion préparée par le colonel Castillo Armas pour le 18 juin 1954. Bref, ça complote à tous les étages !
Le modèle de réformes proposé par Árbenz avait séduit de nombreux jeunes latino-américains. Après le coup d’état du 18 juin, ils comprirent que l’évolution en douceur n’avait aucune chance, et ils se tournèrent donc vers les mouvements révolutionnaires et la guérilla. Ce qui entraîna d’autres interventions américaines et l’instauration de dictatures sanglantes. Si les U.S.A. avaient soutenu Árbenz dans sa volonté de construire une démocratie semblable à la leur, le sort de l’Amérique latine eut été très différent. En 1953, le programme de Fidel Castro ressemblait beaucoup à celui d’Árbenz : aucune trace de communisme. Mais il subit l’influence de Che Guevara, présent au Guatemala au moment du coup d’état Castillo Armas/C.I.A. , qui le persuada de se placer sous la protection de l’URSS afin d’échapper à une invasion américaine.
Le récit reste fidèle aux faits historiques, mais entremêle des personnages romanesques et des personnes ayant réellement existé. Parmi elles, une femme , Martita Borrero Parra “ miss Guatemala ”, jeune fille de bonne famille, enceinte à quinze ans, ayant fui son mari pour devenir la maîtresse de Castillo Armas puis de l’homme de main du dictateur dominicain Trujillo, Abbes García. Le 26 juillet 1957, la nuit de l’assassinat de Castillo Armas, elle s’enfuit avec Abbes García en avion vers la république dominicaine. A-t-elle tué Armas ? Travaillait-elle pour la C.I.A.? Mystère…
Personnages haut en couleur, histoires trépidantes et style inimitable : encore un roman de Vargas Llosa à ne pas manquer !
Mario Vargas Llosa, Temps Sauvages, éditions Gallimard, traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, 2021, Folio, 2023.
© NATHALIE LAURE PAGEOT