VERS LIBRES ET VERS « CONTRAINTS »

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Le vers libre a été un tournant majeur dans l’histoire de la poésie. Loin des schémas traditionnels de rimes et de mètres réguliers (longueurs identiques des syllabes dans un vers), il a permis aux poètes d’explorer de nouvelles voies d’expression, offrant une liberté formelle et stylistique s’apparentant à une véritable révolution littéraire. 

À l’origine, la poésie était composée de formes fixes strictes telles que le sonnet, l’ode ou le rondeau, imposant des règles précises de schémas de rimes, de numérus syllabique et de régularités rythmiques.  Sans parler de la poésie latine et grecque de l’Antiquité qui devaient obéir à des codes extrêmement coercitifs. Au fil du temps, les poètes ont ressenti le besoin de briser ces conventions prosodiques pour mieux exprimer leurs émotions, leurs idées et leurs perceptions du monde.

La poésie libre n’est pas apparue subitement. Elle trouve ses racines surtout au XIXe siècle, même si La Fontaine au XVIIe avait déjà joué avec la variabilité des syllabes, en usant de  « vers irréguliers ». Oui, la liberté du vers n’est pas née du jour au lendemain, mais elle s’est imposée progressivement après toute une série de contestations : remise en cause de « la raideur » de l’alexandrin par Victor Hugo et dans cette voie Rimbaud avec notamment le poème « Marine » paru dans le recueil Illuminations publié partiellement en 1886 et intégralement, à titre posthume, en 1895. Il engage résolument la poésie dans la voie du vers libre :

Les chars d’argent et de cuivre –

Les proues d’acier et d’argent –

Battent l’écume, –

Soulèvent les souches des ronces.

Les courants de la lande,

Et les ornières immenses du reflux,

Filent circulairement vers l’est,

Vers les piliers de la forêt, –

Vers les fûts de la jetée,

Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.

               Verlaine, lui, avait déjà opéré un tournant avec le vers impair (nombre impair de syllabes dans les vers, en totale rupture avec le vers classique qui imposait une parité absolue). Voici ce qu’il déclare sous forme de manifeste dans son Art Poétique, poème d’abord publié en 1882, puis en 1885 dans le célèbre recueil  Jadis et Naguère. En voici un extrait :

De la musique avant toute chose,

Et pour cela préfère l’Impair

Plus vague et plus soluble dans l’air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point

Choisir tes mots sans quelque méprise :

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l’Indécis au Précis se joint. 

(…)

Fuis du plus loin la Pointe assassine,

L’Esprit cruel et le Rire impur,

Qui font pleurer les yeux de l’Azur,

Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l’éloquence et tords-lui son cou !

Tu feras bien, en train d’énergie,

De rendre un peu la Rime assagie.

Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

(…)

De la musique encore et toujours !

Que ton vers soit la chose envolée

Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée

Vers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure

Éparse au vent crispé du matin

Qui va fleurant la menthe et le thym…

Et tout le reste est littérature.

Corbière, Laforgue, Mallarmé tordront eux aussi le cou à la syntaxe et aux vers académiques.

Ces figures de proue ont ouvert la voie à une forme de poésie de moins en moins « contrainte » et de moins en moins soumise aux lois classiques, prônant  ainsi la liberté de style et une souplesse liées à un désir, à un besoin nouveau d’expression.

Les traductions en 1886 par Jules Laforgue des poèmes « One’s-Self I Sing » et « O Star of France » (O étoile de France, 1870), créations du poète américain Walt Whitman, influencent plusieurs poètes notamment Gustave Kahn, Emile Verhaeren, etc :

1

Ô Étoile de France

Le rayonnement de ta foi, de ta puissance, de ta gloire,

Comme quelque orgueilleux vaisseau qui si longtemps mena toute l’escadre,

Tu es aujourd’hui, désastre poussé par la tourmente, une carcasse démâtée ;

Et au milieu de ton équipage affolé, demi-submergé,

Ni timon, ni timonier.

2

Étoile sinistrement frappée,

Astre, non de la seule France, symbole de mon âme ses plus précieuses espérances,

Lutte et audace, divine furie de liberté,

Astres d’aspirations vers l’idéal lointain, rêves enthousiastes de fraternité,

(…)

1

O STAR of France!

The brightness of thy hope and strength and fame,

Like some proud ship that led the fleet so long,

Beseems to-day a wreck, driven by the gale—a mastless hulk;

And ’mid its teeming, madden’d, half-drown’d crowds,

Nor helm nor helmsman.

2

Dim, smitten star!

Orb not of France alone—pale symbol of my soul, its dearest hopes,

The struggle and the daring—rage divine for liberty,

Of aspirations toward the far ideal—enthusiast’s dreams of brotherhood,

(…)

Dès lors, la poésie moderne prend une nouvelle orientation et Apollinaire en scelle le destin au début du XXe siècle, créant ainsi une « explosion » de la modernité, une nouvelle Zone : « À la fin tu es las de ce monde ancien. »

Par ailleurs, il est important de préciser que poésie « libre »  ne signifie pas l’absence de structure ou de rythme. Les poètes utilisent aussi souvent des éléments tels que la disposition spatiale des mots, la cadence, la répétition ou l’anaphore, la ponctuation ou son absence, ainsi que le choix des mots pour créer des effets rythmiques et expressifs uniques. La différence entre le vers classique et le vers moderne ou contemporain repose sur un changement des règles traditionnelles. La poésie libre n’a de loi qu’elle-même.

Afin d’avoir une idée encore plus claire de la poésie libre, lisez Le Matin des pierres (Édition La Rumeur libre) de Guillaume Dreidemie ; Ce qui accroche la montagne finira bleu (Ed.Librairie Michael Seksik) ; Poèmes pour enfants seuls (Ed. Gallimard) de Étienne Paulin abordés dans Phusis.

 

© JULIEN ELISO

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