EST-ON PLUS LIBRE LOIN DE LA VILLE ? URBANISME ET LIBERTÉ, UNE HISTOIRE MORCELÉE

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À bien y regarder, être en ville suppose nécessairement d’être entouré par le multiple (humain) et le contingent. Ce que nous faisons est dicté par nos propres volonté mais elles sont également soumises aux regards de ceux qui nous entourent. Plus la ville est grande, plus le voisinage est important. Échapper à un crime que l’on a commis dans un hameau d’une vingtaine d’habitants est une chose, échapper au même crime dans le centre d’une grande métropole, en est une autre. Au-delà du statut administratif de ces deux entités géographiques, c’est ce qu’elles impliquent et donnent à voir qui nous intéresse. Le regard des autres, l’accès aux services multiples et variés, la capacité de se déplacer librement : l’ensemble s’inscrit dans la réflexion de l’individu libre, en ville, bien sûr, mais aussi ailleurs. Sans tenir compte de l’individu, la liberté collective est une réflexion que l’on porte en société et qui mérite d’être questionnée dans ce que l’on identifie couramment comme étant la ville. La ville, autant décriée que proclamée, permet-elle de garantir ce à quoi tout individu peut prétendre ?

Car en effet, si le premier mot de la devise républicaine française est liberté, c’est qu’il est difficilement envisageable de le dissocier du mot droit. Comme définie par la Déclaration des Droits de l’Hommes et du Citoyen, la liberté est un droit fondamental universel qui regroupe sous sa coupe le multiple : liberté de circulation, liberté de conscience, liberté politique, droit à la protection de la vie privée, liberté d’opinion et d’expression, liberté de la presse, liberté syndicale, droit à la sûreté de la personne, liberté de culte, etc.

En dépit de cela, l’histoire aime nous rappeler que les villes n’ont pas toujours été des lieux privilégiés et emplis de liberté. Cela implique forcément une remise en cause des systèmes humains, moteurs de ces ensembles d’aménagement permettant d’accroître, normalement, le bien-être des populations. Et pourtant, les systèmes de pensées qui ont véhiculé bon nombre de stéréotypes raciaux, religieux ou ethniques ont été à l’origine de grandes politiques de restriction de libertés individuelles et collectives. L’apartheid en Afrique du Sud[1], la ségrégation raciale aux États-Unis[2] ou le système Hukou chinois[3], sont autant d’exemples qui permettent d’illustrer comment l’aménagement des villes et plus largement, des territoires, peut se faire au détriment des populations, souvent minoritaires. Considérer cela ne suffit pas, il faut considérer l’état d’esprit d’une société à un moment donné pour tenter de comprendre ces restrictions de liberté ou à l’inverse, la libération des mœurs permettant aux individus de se libérer des carcans sociaux : pensons aux revendications identitaires et à la liberté sexuelle. Pourquoi est-ce en ville que l’on retrouve le plus grand nombre de manifestations sociales ? Qu’elles soient syndicales ou inscrites dans un mouvement identitaire, la ville est un lieu où il est possible de faire entendre sa voix. D’exister, non pas comme le maillon d’une chaîne gigantesque, mais comme les individus que nous sommes, sans prétention plus grandes. Suggérer que le nombre fait la force est une chose, mais comment peut-on expliquer les discours antagonistes qui prêchent le retour à la sobriété en s’éloignant des villes, lieux de concentration des populations, pour tenter de maîtriser les trajectoires de vie personnelle et autrement dit, les destinées. Mais surtout, « comment vit-on réellement dans des zones dont on ne parle d’ordinaire que pour leur vote Rassemblement national ou, plus récemment, à l’occasion du mouvement des Gilets jaunes ?[4] ».

Tenter de répondre à la question : est-on plus libre loin de la ville ? est ambitieux mais ô combien nécessaire.

LA VIE LIBRE, OUI, MAIS OÙ ?

La ville permet aux individus d’exister et de se faire entendre car elle est un espace de groupement humain : la masse permet de réunir des milliers de voix pour n’en porter plus qu’une seule, la plus forte. Elle permet aussi de se fondre dans la masse (l’anonymat), d’être un visage parmi les autres.

La ville nous permet-elle d’exercer, mieux qu’ailleurs, notre droit à la liberté ?

Oui, la diversité des services proposés est plus riche que dans les espaces ruraux – à la campagne. Tout comme l’est l’offre d’emploi, l’offre culturelle, l’accessibilité des espaces. En omettant les définitions existantes de l’urbain (et du rural) et de ce qui le compose, la ville est cet ensemble d’infrastructures attractives qui la rendent compétitive vis-à-vis des autres (pôle décisionnel important, nombreuses infrastructures routières et parfois ferroviaires pour l’acheminement de biens et/ou de personnes, regroupement d’activités économiques, etc.). Le processus de métropolisation, in fine issu de la mondialisation, a desservi les territoires plus reculés au profit des grands centres urbains. Les populations s’y concentrent pour les opportunités qu’ils offrent et l’économie y fleurit. Vivre en ville permettrait, de fait, une liberté plus grande au travers des différents aménagements permettant l’exercice du droit fondamental qu’elle constitue : le déplacement libre (voirie, pistes cyclables, chemins piétons, transports en commun, etc.), l’expression non contrainte (sous réserve du respect de l’autre), l’opinion libre, la liberté de réunion et politique, etc. Pour autant, cet exercice du droit fondamental semble dépendre du respect des règles et des normes en vigueur : tel est la composante même du citoyen, un individu libre avec des droits mais aussi des devoirs, notamment celui de respecter la loi. Cette liberté pourrait s’apparenter à une liberté partielle, comme la contrepartie d’un accord commun : vivre en société, avec les avantages que cela inclut, tout en respectant les règles définies pour le bien commun. Outre ce dernier point, la liberté d’opinion semble également soumise une forme de morale – celle partagée par le plus grand nombre. Cela pourrait correspondre à la doxa : l’opinion et le comportement des personnes dont les idées seraient conformistes et soumises au politiquement correct. Par conséquent, quelle que soit la forme que la liberté pourrait prendre, elle serait le fruit de la vie en groupe et serait conditionnée par le groupe même (les valeurs et principes qu’il porte et défend). En détournant la question initiale, la formulation pourrait devenir la suivante : le groupe menace-t-il cette dite liberté ? In fine, le groupe étant plus important en ville, la question prendrait tout son sens…

Pour certains, l’anonymat que permet la ville leur permet de s’épanouir dans un environnement qui leur convient et pour autant, d’autres ont du mal à y trouver leur place. Le besoin de proximité, d’un cercle de vie plus restreint, d’un réseau d’interconnaissance – existant en ville, certes, mais de façon bien différentes – explique sans doute le départ de certains vers des territoires plus éloignés de ces grands centres urbains. Pourtant, les représentations du rural – de la campagne – sont multiples et parfois caricaturales : « certains y fantasment le  » vrai  » peuple de la  » France oubliée « , d’autres y projettent leur dégoût des prétendus  » beaufs  » racistes et ignorants » (Coquard, 2019). De la même façon, pour des individus ayant toujours vécus à la campagne, la ville constitue un espace lointain souvent idéalisé et envié : « parmi les nouvelles générations, ils sont nombreux à rejoindre les villes pour les études, puis il y a ceux qui restent, souvent parce qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires pour partir. Ceux-là tiennent néanmoins à ce mode de vie rural et populaire dans lequel  » tout le monde se connaît  » et où ils peuvent être socialement reconnus » (Coquard, 2019). Dans son ouvrage, Ceux qui restent, Benoît Coquard aborde justement la question de ces individus qui restent dans les campagnes en déclin. Le sentiment d’abandon est prégnant dans l’esprit de ces gens et questionnent mieux encore cette prétendue liberté. Se sentent-ils libres ou bien contraints d’être là où ils sont ? Dans une autre mesure, cela implique de questionner ce que l’on entend par liberté : l’exercice des droits fondamentaux pour tous et toutes ou bien, le sentiment de liberté dans les trajectoires de vie personnelle.

En somme, se sentir libre dans l’espace dans lequel on évolue dépend nécessairement des aspirations des individus. Plus encore, ce sentiment dépend de la capacité que les individus ont de faire des choix. À partir du moment où le choix n’a jamais été évoqué, ou qu’il a été contraint, alors le sentiment de liberté semble amoindri voire complètement étouffé. Certains se sentent prisonnier de l’espace qu’ils habitent : cela suggère un questionnement plus grand sur les différents modes d’habiter des espaces urbains et ruraux. En dehors du cadre règlementaire, le droit fondamental et universel qu’est la liberté se distingue du sentiment de liberté qui doit être cultivé par les individus eux-mêmes. Être libre est un droit mais aussi un devoir. Se sentir libre dans ses choix et les trajectoires de vie qui en découle, tiendrait plutôt d’un idéal mais ô combien nécessaire pour donner du sens à sa vie. L’espace dans lequel les individus évoluent favorise ou non ce sentiment mais que l’espace soit urbain ou rural, il ne pourra sûrement jamais être le support même de cette liberté si désirée.

 

© CAMILLE GOLUNSKI




NOTES : 

[1] L’Apartheid en Afrique du Sud, établi en 1948 et aboli dans les années 1990, était un système de ségrégation raciale qui reposait sur la classification de la population en quatre groupes raciaux distincts. Parmi ses principales caractéristiques, on trouve la séparation résidentielle, les lois de mariage et de relations interraciales, un système éducatif ségrégué, des restrictions sur la mobilité, des droits politiques inégaux, des pratiques discriminatoires sur le marché du travail, et des tensions sociales généralisées. Cette politique discriminatoire a suscité des critiques internationales et a été progressivement abandonnée dans le cadre de la transition vers un gouvernement démocratique dans les années 1990.

[2] L’Apartheid en Afrique du Sud, établi en 1948 et aboli dans les années 1990, était un système de ségrégation raciale qui reposait sur la classification de la population en quatre groupes raciaux distincts. Parmi ses principales caractéristiques, on trouve la séparation résidentielle, les lois de mariage et de relations interraciales, un système éducatif ségrégué, des restrictions sur la mobilité, des droits politiques inégaux, des pratiques discriminatoires sur le marché du travail, et des tensions sociales généralisées. Cette politique discriminatoire a suscité des critiques internationales et a été progressivement abandonnée dans le cadre de la transition vers un gouvernement démocratique dans les années 1990.

[3] Le système de Hukou en Chine est un système d’enregistrement de la résidence qui attribue à chaque citoyen une résidence permanente enregistrée, soit urbaine, soit rurale. Il détermine l’accès aux services sociaux, crée des inégalités économiques entre zones rurales et urbaines, limite la mobilité géographique et a été historiquement utilisé pour contrôler la population. Des réformes ont été entreprises pour assouplir certaines contraintes du Hukou, mais des distinctions persistent entre les détenteurs de Hukou urbain et rural, soulevant des préoccupations liées aux droits de l’homme.

[4] Benoît Coquard (2019), Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, résumé.


2 réponses à “EST-ON PLUS LIBRE LOIN DE LA VILLE ? URBANISME ET LIBERTÉ, UNE HISTOIRE MORCELÉE”

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