Si l’on devait parler de liberté poétique, sans doute penserions-nous à quelques grands noms. Les uns songeraient à Hugo — qu’on se souvienne de la fameuse tirade qu’on résume à son « Bon appétit, Messieurs » de Ruy Blas dénonçant avec force les abus des puissants[1] — d’autres songeraient à Rimbaud, cet éternel épris de liberté. Pourtant, c’est entre la publication des Chants de Maldoror (1868) de Lautréamont et des Illuminations de Rimbaud (composé entre 1872 et 1875) que Tristan Corbière publie son OVNI littéraire Les Amours Jaunes[2]. Le titre reprend à la tradition des recueils nommés Amours qu’Ovide et Ronsard chantaient si bien, mais le jeune poète y ajouter la couleur jaune. Ce jaune, c’est la couleur du rire jaune. Ces amours jaunes sont donc des amours amères, difficiles à supporter, mais dont on veut aussi se moquer, avec ironie et une once de satire.
CORBIÈRE, CRAPAUD POÈTE
Le recueil des Amours Jaunes (1873) est presque inconnu aux yeux du grand public à sa sortie. Il faut dire que l’histoire de cette œuvre est fondée sur un coup de chance. Quand Tristan Corbière (né en 1845) décide enfin de publier les Amours Jaunes, c’est à compte d’auteur qu’il se lance dans l’aventure littéraire en se faisant publier chez un éditeur de livres érotiques, les éditions Glady Frères.
Le jeune poète commence aussi sa carrière avec un deuxième plomb dans l’aile malgré l’avantage que cela pourrait lui apporter. Il est le fils d’un illustre romancier de l’époque : Édouard Corbière (c’est d’ailleurs son père qui finance l’achat des 490 premiers exemplaires de l’ouvrage). Il est l’un des pionniers du roman d’aventures maritimes, et pour cause il a toute la légitimité nécessaire : il est officier de marine. Son roman Le Négrier remporte un franc succès et c’est donc dans ses pas que le fils cherche son chemin en tant que poète. Son poème le plus connu, Le Crapaud, interroge la figure du poète ici dégradée et réinterprétée selon l’esthétique propre à Corbière :
Le Crapaud
Un chant dans une nuit sans air…
La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
… Un chant; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
— Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…
— Un crapaud! — Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle!
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… — Horreur! —
… Il chante. — Horreur!! — Horreur pourquoi?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
…………………………………………………………………
Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi.
Ce poème s’inscrit dans toute la tradition des animaux poétiques, qu’il s’agisse de l’albatros de Baudelaire ou du pélican de Musset, l’image du crapaud est inhabituelle. C’est un animal des marécages, il est donc sous la terre, sous la boue et n’atteint pas les cimes comme les oiseaux poétiques. Son chant est rauque, inscrit dans le principe de dissonance en musique qu’on nomme également la scordatura et qui consiste à désaccorder un instrument afin de donner à une mélodie une impression de désaccord signifiant pour le morceau (qu’on se souvienne de l’ouverture de la Danse Macabre de Saint-Saëns où la corde de mi est modifiée en mi bémol). Le poème mime cette dissonance par ses arrêts brutaux dans la lecture, sa ponctuation irrégulière, sa mise en page parsemée de points de suspension et qui se referme par l’isolement du dernier vers. Enfin, on notera que le prétendu chant discordant du poète est rendu par une forme de sonnet inversé sans aucun doute provocateur.
Si tout tend à présenter le poète comme un esprit boiteux ou mauvais, c’est sûrement avec facétie, puisque ces écarts aux règles de versification et de formes montrent, bien au contraire, l’habileté avec laquelle Corbière se réapproprie les schémas du passé.
RÉINVENTER LA FIGURE DE LA MUSE ET DU POÈTE (AVEC AMUSEMENT)
La figure du poète n’est pas la seule à être interrogée dans le jeu de composition de Corbière. La figure de la femme comme Muse est elle aussi bousculée. Si sa beauté éphémère n’est pas détruite comme dans la Charogne de Baudelaire, c’est plutôt un rapport d’« amour vache » que propose Corbière au fil des Amours Jaunes :
À ma jument Souris
Pas d’éperon ni de cravache,
N’est-ce pas, Maîtresse à poil gris…
C’est bon à pousser une vache,
Pas une petite Souris.
Pas de mors à ta pauvre bouche :
Je t’aime, et ma cuisse te touche.
Pas de selle, pas d’étrier :
J’agace, du bout de ma botte,
Ta patte d’acier fin qui trotte.
Va : je ne suis pas cavalier…
— Hurrah ! c’est à nous la poussière !
J’ai la tête dans ta crinière,
Mes deux bras te font un collier.
— Hurrah ! c’est à nous le hallier !
— Hurrah ! c’est à nous la barrière !
— Je suis emballé : tu me tiens —
Hurrah !… et le fossé derrière…
Et la culbute !… — Femme tiens !!
Le poème propose bien une destruction de la figure féminine poétique qui passe par l’humour, le jeu. Là où la tradition du blason est ancrée dans la poésie française et où le topos de l’idéalisation de la femme est toujours décliné de diverses façons dans la littérature contemporaine du XIXe siècle, Corbière casse les codes en proposant très régulièrement, au fil du recueil, un imaginaire populaire et animalier associé à la femme. La superposition des images dans un semblant d’anarchie rend difficile la compréhension des textes de Corbière et l’on ne doit pas deviner dans les Amours Jaunes la présence d’un poète misogyne et malheureux, mais bien celle d’un poète qui chamboule les conventions, s’amuse (beaucoup) des stéréotypes poétiques et des mots (avez-vous relevé le jeu de mots avec « hurrah » alors que la femme est comparée à une souris ?).
Enfin, un dernier poème offre, pour sa part, une réponse au poème La pipe de Baudelaire. Questionnant la poétique des formes classiques et du vers, Corbière ose. Comme Ovide l’a fait pour ses Amours quand il a créé le distique élégiaque latin en amputant le deuxième hexamètre dactylique de son dernier pied[3], Corbière propose des vers faux. Ses alexandrins peuvent être tour à tour des décasyllabes ou des hendécasyllabes.
La pipe au poète
Je suis la Pipe d’un poète,
Sa nourrice, et : j’endors sa Bête.
Quand ses chimères éborgnées
Viennent se heurter à son front,
Je fume… Et lui, dans son plafond,
Ne peut plus voir les araignées.
… Je lui fais un ciel, des nuages,
La mer, le désert, des mirages ;
— Il laisse errer là son œil mort…
Et, quand lourde devient la nue,
Il croit voir une ombre connue,
— Et je sens mon tuyau qu’il mord…
— Un autre tourbillon délie
Son âme, son carcan, sa vie !
… Et je me sens m’éteindre. — Il dort —
· · · · · · · · · · · · · · · · · ·
— Dors encor : la Bête est calmée,
File ton rêve jusqu’au bout…
Mon Pauvre !… la fumée est tout.
— S’il est vrai que tout est fumée…
(Paris. — Janvier.)
Cette façon bravache de remettre en cause la façon d’écrire la poésie peut nous sembler anecdotique de notre point de vue de moderne, mais ce sont ces menus détails qui rendent le recueil des Amours Jaunes atypique. La mention de la date « Paris — Janvier » reprend la tradition initiée par Hugo dans les Contemplations. La datation du poème contribue à créer la vie poétique imaginaire, la vie du « Je de papier » laissant libre cours à l’explication que peut en donner le lecteur. La vérité est bien différente. Originaire de Bretagne, né à Morlaix, Tristan a une santé fragile (on le découvre très sensible dans ses correspondances avec sa famille[4]), et c’est d’ailleurs d’une tuberculose qu’il décède en 1875, reclus dans le manoir familial. Il meurt à peine à l’âge de 29 ans. Verlaine découvrira les vers sulfureux et révoltés de ce poète inconnu qui aura, pour le coup, véritablement sa place au panthéon des poètes maudits. Sans Verlaine, Corbière serait resté un illustre inconnu avec sa liberté poétique bien trempée.
© BENJAMIN DEMASSIEUX
NOTES :
[1]Un petit extrait, pour le plaisir, de Ruy Blas, Acte III, scène II :
« RUY BLAS, survenant.
Bon appétit ! messieurs ! –
Tous se retournent. Silence de surprise et d’inquiétude, Ruy Blas se couvre, croise les bras, et poursuit en les regardant en face.
O ministres intègres !
Conseillers vertueux ! voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez ici pas d’autres intérêts
Que d’emplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe ! »
[2]L’édition suivante est une des plus riches et éclairantes : Les Amours jaunes, texte établi et commenté par Élisabeth Aragon et Claude Bonnin, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1992.
[3] Ovide introduit le distique élégiaque latin avec un subterfuge narratif. Cupidon blesse le poète à la poitrine et c’est l’amour qui le rend malade au point de lui faire abandonner l’hexamètre dactylique épique pour des ensembles de deux vers (distiques) dans lesquels le premier vers est un hexamètre régulier et le deuxième hexamètre est tronqué de son dernier pied pour mimer la blessure du poète amoureux.
[4]Les Amours jaunes, dans Charles Cros et Tristan Corbière, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1970. [édition établie par Pierre-Olivier Walzer pour les notes et les variantes et Francis F. Burch pour la correspondance]