« Laissez-moi.[2] »
C’est à une ombre que Marcelle Sauvageot s’adresse, à une ombre qui menace de la submerger.
« Laissez-moi : vous ne pouvez plus être avec moi.[3] »
Dans l’obscurité de cette chambre de malade, dans la mélopée sanglante des toux qui montent, l’ombre de la maladie et bientôt de l’amour dévorent les lumières vacillantes.
« Laissez-moi souffrir, laisse-moi guérir, laissez-moi seule.[4] »
La tuberculose ronge la poitrine de Marcelle Sauvageot. Elle la creuse pour y laisser un abîme sans fond. Et voilà qu’entre les deux hémisphères du souffle, le cœur fait sien cette plainte.
« Je me marie… Notre amitié demeure…[5] »
C’est par ces mots que le gouffre s’ouvre, ces mots reçus par lettre au sanatorium dans lequel Marcelle Sauvageot soigne sa phtisie[6]. Ils sont de son amant. Ils sont de son passé. Leur ombre amère et démesurée s’étend peu à peu sur l’espace clos de sa chambre. La lutte initiale contre la peste blanche[7] se fractionne alors. Elle mue, se transforme, à l’instar du virus malin. Corps et cœur. Marcelle Sauvageot doit désormais lutter contre elle-même. Contre sa rancune, contre son désespoir, contre la solitude ; et ainsi commence son unique texte publié en 1933 et sobrement intitulé Commentaire.
ALLONGÉE SEULE AVEC LES FANTÔMES[8]
L’immense paysage qui disparaît dans la nuit des temps sera perdu à jamais. Marcelle Sauvageot le contemple depuis le wagon qui l’emmène vers le sanatorium d’Hauteville, elle le contemple mais déjà ne le voit plus. Dès les premières lignes du texte, ce monde automnal, cette chair humide et froide de la terre, se désagrège ; la malade n’aperçoit que les fragiles friches de son être ou, plus précisément, celles à peine plus vastes du dédoublement de son être parce qu’elle aime et se sait aimée, parce qu’elle part vers les pâles hospices de l’Ain, affaiblie mais entière encore grâce aux forces de la passion. Pourtant, dans sa chambre qu’éclaire une lueur de bougie, une inquiétude déjà se repaît de lumière.
Quand la lettre de rupture arrive quelques semaines plus tard, les dernières peaux mortes du monde tombent. De sa matière, il ne reste rien que son ombre démesurée, l’ombre de ce monde de jadis, celui de la bonne santé et de la vie en couple. L’amant a pris la fuite, la maladie demeure… Ils s’allient pour dévorer l’âme après le corps. La victime aurait pu sombrer. Au contraire, elle se révolte.
C’est alors à une plongée magistrale dans l’esprit de Marcelle Sauvageot que nous assistons. Nous aurions dû y trouver d’infertiles bourbiers, nous y trouverons la rédemption. Quel besoin d’une montagne ? Quel besoin d’un désert ou d’une ville quand on a l’esprit de Marcelle Sauvageot ? Tout le magnétisme aurait été rompu si l’auteure avait un seul instant songé à se rappeler les bons souvenirs de l’altérité. La voilà désormais seule pour affronter de toute part l’abandon. Mais seule de toute sa valeur.
DANS LES HEURES SILENCIEUSES[9] DU SANATORIUM
Il faut lutter contre l’affaiblissement général de l’être. La tuberculose ne laisse que peu de répit aux malheureux de ce temps. La mort blanche est la grande maladie d’alors. René Daumal, Paul Gadenne, René Crevel, que précèdent Emily Brontë, Katherine Mansfield, Franz Kafka… tous furent emportés par la peste blanche.
Pourtant, la vigueur de la pensée de Marcelle Sauvageot semble être intacte – et si elle ne l’était pas, quelles hauteurs aurait-elle pu atteindre dans d’autres conditions ? Ce texte succinct d’à peine soixante-dix pages est tout autant un cri de détresse, une dissection du cadavre amoureux alors qu’il agonise encore, qu’un vibrant plaidoyer pour la dignité. Il faut désormais remonter tout le cours de cette relation, non pour y revivre les plaisirs mortifiants mais pour y débusquer la charogne amoureuse, les signes avant-coureurs, les manies qu’on acceptait mais qu’on aurait peut-être dû détester.
Nulle rancune, nulle colère, nulle plainte dans ce Commentaire. L’écriture, la pensée et l’analyse de Marcelle Sauvageot sont au-dessus des impératifs de la bile. Noir est le fond des humeurs, certes ; toutefois, plus claires sont déjà les premières nuances de sa réflexion. Il faudrait dire à quel point les mots sont justes, à quel point seul l’oxymore est capable de rendre compte d’une telle intensité… Colère noble, dignité dévastée, justesse révoltée… Aucun critique d’ailleurs n’a manqué de soulever l’acuité et la pureté de cet ouvrage, de Paul Claudel à Clara Malraux, de Paul Valéry à Charles du Bos qui écrivit un avant-propos pour une réédition du texte.
Et voilà qu’à la seule force des heures silencieuses, ces heures qui vont de 13 h 30 à 15 h 30, ces heures durant lesquelles est interdite toute communication, toute musique, jusqu’au mouvement même des ascenseurs, voilà qu’à ces heures durant lesquelles ne demeurent que la sinistre oraison des quintes des phtisiques et les mouvements de l’âme, Marcelle Sauvageot repoussera l’obscurité qui s’amoncèle dans sa chambre, maladie et amour vain, pour une nouvelle aube de l’esprit.
DERNIER COMMENTAIRE
C’est ainsi que Marcelle Sauvageot se délivre de tous les asservissements, qu’ils soient de chair ou qu’ils soient psychiques. La maladie et l’amant sont balayés par la seule force de la pensée, leurs fantômes, ces souvenirs qui hantent, emportés par l’onde de choc qui suit. Vide. Marcelle Sauvageot est désormais totalement vide. Nettoyée. Purifiée. La femme est détruite, autant par l’amour que la maladie, mais, grâce à une compréhension aiguë d’elle-même, se sauve du désastre et reconstruit un monde nouveau. C’est ainsi qu’elle se joindra à la foule pour le bal du réveillon, c’est ainsi qu’elle acceptera une danse dans la nuit étoilée et enfin « un baiser sans rien nous dire ».
Cette liberté reconquise ne durera malheureusement pas. Marcelle Sauvageot mourra de la tuberculose le 6 janvier 1934. Cependant, il lui restera jusqu’à la fin des temps l’autre liberté, la plus grande et la plus belle, celle qu’elle a gravé en nous en une unique lecture, celle d’une âme lumineuse parce qu’elle fut la plus digne qui soit.
© OUBLIEUSE POSTÉRITÉ
NOTES :
[1] Marcelle Sauvageot (1900-1934) est l’auteure d’un unique livre, Commentaire. Elle fut professeur de lettres, mais ayant contracté la tuberculose, elle passa de nombreux mois en cure dans différents sanatoriums avant de mourir de la maladie.
[2] Commentaire, imprimerie Coulouma, 1933, réédité sous le titre de Laissez-moi, Phébus, 2004
[3] Ibid
[4] Ibid
[5] Ibid
[6] Autre nom de la tuberculose.
[7] Autre nom de la tuberculose.
[8] Jeanne Galzy, Les Allongés, Ferenczi & Fils, 1923. Un roman qui traite du microcosme d’un sanatorium ayant obtenu le Prix Femina la même année.
[9] Robert de Traz, Les heures de silence, Éditions Grasset, 1934. Un témoignage d’une rare intensité sur la condition des tuberculeux.