Surnommé le « Nabi étranger », Félix Vallotton ne s’est jamais réellement affilié à un quelconque mouvement. Avec sa palette vive mais cloisonnée, sa ligne certaine mais souple, l’artiste franco-suisse semble jouer sur les décalages, réinventant constamment le regard porté sur des scènes quotidiennes. Réalisées au tournant du XXe siècle, ses 1 704 peintures, ses 237 gravures et ses nombreuses illustrations témoignent de la volonté de défendre une création personnelle et indépendante.
L’AUDACE DES COULEURS
Il est difficile d’évoquer un artiste moderne sans s’intéresser à sa palette. L’émancipation de la couleur au détriment de la ligne a déjà fait un long chemin, depuis la querelle du coloris[1] sous Louis XIV jusqu’au cloisonnisme[2] de Paul Gauguin. Elle quitte la rigueur classique pour retrouver la puissance symbolique des enluminures médiévales, et imposer sa forme vaporeuse. Félix Vallotton est sans conteste un héritier de cette lignée moderne : face à La Chambre rouge (1898), difficile de ne pas être saisi par l’intensité du rouge qui semble se distiller dans l’espace, entre la nappe, le fauteuil et les rideaux jusqu’au papier peint couvrant les murs.
Chez l’artiste, s’il est question d’une liberté de la palette, c’est surtout dans le choix audacieux de grands aplats[3] de couleurs vives et tranchées, portant en elles une précieuse luminescence. La rupture avec la mimesis[4] est là, lorsque le peintre ose un ciel aux nuances violacées dans son Coucher de soleil à Grasse (1918). Mais contrairement à bon nombre de ses contemporains, Vallotton ne défend pas pour autant l’hégémonie du coloris sur la ligne, et soutient même dans son journal que « l’abondance de la palette mène à la dispersion, à la cohue et aux hasards ». Chez l’artiste, l’intensité des aplats est bien souvent adoucie par une ligne souple et dansante, qui rappelle ses affinités avec la gravure.
UNE SOUPLESSE DU BOIS
C’est en premier lieu la gravure qui a révélé Félix Vallotton parmi les avant-gardes. À une époque où l’intérêt se porte davantage sur la lithographie en couleur, l’artiste se forme à la xylographie dès 1891 et privilégie le contraste du noir et du blanc. Admirées au Salon des Indépendants, ses gravures sur bois interpellent pour la contemporanéité de ses sujets : Vallotton est l’un des premiers à s’approprier ce savoir-faire pour représenter l’agitation d’une foule lors d’une manifestation, la paresse d’une femme dans l’intimité de sa chambre, ou le mensonge échangé dans un couple en pleine étreinte.
On y retrouve le sarcasme des caricaturistes, mais aussi et surtout, une stylisation de la ligne. Là encore, les formes conservent une souplesse inédite – ce qui n’est pas aisé en étant taillées sur du bois –, et gagnent tout autant en autonomie : dans L’Irréparable (1897-1898), une vague noire semble engloutir le couple dans un espace figé, duquel les mains blanches parviennent à s’extraire, seules, confuses. L’expressivité des contrastes raconte d’elle-même une histoire. Nul besoin de poser son chevalet en plein air, à la manière d’un Monet, pour s’émanciper des codes esthétiques. En véritable précurseur de la bande dessinée moderne, Vallotton renouvelle de bien des manières une technique ancienne, et persiste à être là où on ne l’attend pas.
SORTIR DU CADRE
Une chose est certaine, Félix Vallotton ne peut qu’interpeller pour sa brillante maîtrise du cadrage. C’est sûrement la plus grande liberté que le peintre ait osé prendre. Chacun de ses sujets semble être saisi en plein mouvement, sans jamais se laisser enfermer dans le cadre : une loge de théâtre coupe la toile en diagonale, des passants s’évadent de la bordure, un couple minuscule disparaît dans l’immensité d’une plage… Cet œil moderne, qui n’est pas étranger à l’art photographique en plein essor[5], est certes déjà présent chez Degas, mais Vallotton va plus loin en faisant du décalage son sujet même.
Il n’y a qu’à s’arrêter sur son Coin de rue à Paris (1895) ou sa vue du Pont-Neuf (1902) pour comprendre que le peintre ne cherche en aucun cas à esquisser un portrait ou à retranscrire l’architecture d’une rue. C’est davantage l’irrégularité des lignes de fuite et l’absence d’horizon qui sont recherchées pour déstabiliser le regard. Vallotton s’amuse ainsi à multiplier les points de vue, aérien dans Le Ballon (1899), presque surréaliste dans La Valse (1893). S’il reprend des sujets classiques, tels que les paysages ou les scènes de guerre, l’artiste déplace son attention : Verdun (1917) est vue à travers les faisceaux lumineux des projecteurs antiaériens. Le peintre s’intéresse ainsi à l’à-côté, pour ce qu’il garde de mystérieux et de sauvage, hors de toute détermination du regard.
OÙ EST VALLOTTON ?
On a pour habitude de classer Félix Vallotton parmi les Nabis[6]. Certes, l’artiste a rejoint le groupe durant une dizaine d’années, lors de ses expérimentations autour de la gravure. Mais l’histoire de l’art manque souvent de justesse en rassemblant les artistes autour de grands mouvements – récemment, le musée d’Orsay a d’ailleurs bien montré les nombreuses divergences qui existent entre Degas et Manet, souvent enfermés à tort dans un même impressionnisme.
De même, Félix Vallotton s’écarte à bien des égards du groupe d’Édouard Vuillard, si bien que son surnom de « Nabi étranger »[7] lui va comme un gant. Il fait partie de ces artistes dont l’œuvre est reconnue entre mille : ses toiles, tout comme ses gravures, défendent un regard personnel à travers leurs aplats de couleurs vibrantes, la souplesse des lignes courbes, la multiplication de points de vue excentriques. Chercheur invétéré, précurseur sur bien des points, Vallotton reste un électron libre, en perpétuel décalage avec ses contemporains.
© ROMANE FRAYSSE
NOTES :
[1] La querelle du coloris est un débat esthétique qui a eu lieu à l’Académie royale de peinture et de sculpture, sous Louis XIV, opposant les poussinistes (défenseurs de la ligne, d’après Nicolas Poussin) et les rubénistes (défenseurs de la couleur, d’après Pierre Paul Rubens). Ce débat visait à définir si la peinture était davantage un art du dessin ou du coloris.
[2] Le cloisonnisme est une technique picturale, chère à Paul Gauguin, qui consiste à peindre des aplats cloisonnés par un contour noir, à la manière des vitraux primitifs.
[3] En peinture, l’aplat qualifie une surface de couleur uniforme, en opposition au dégradé ou à la touche.
[4] La mimesis (ou imitation) remonte à l’Antiquité grecque. Dans l’art, elle fait référence à toutes les techniques classiques visant à atteindre une imitation vraisemblable de la nature (comme la perspective).
[5] Certaines toiles, comme Le Ballon, ont d’ailleurs été inspirées de clichés que l’artiste a pris avec un Kodak en 1899.
[6] Le mouvement nabi s’inscrit dans l’histoire postimpressionniste de la fin du XIXe siècle. Inspirés par le symbolisme de Paul Gauguin, de jeunes peintres tels qu’Édouard Vuillard, Pierre Bonnard ou Maurice Denis cherchent à rompre avec le « réalisme » de l’impressionnisme pour défendre un art plus spirituel (« nabi » signifie d’ailleurs « prophète » en hébreu), en utilisant des aplats de couleurs pures et des arabesques, à la manière des arts primitifs.
[7] À l’origine, Félix Vallotton est surnommé le « Nabi étranger » en référence à son origine suisse.
Image : Félix Vallotton, Le Ballon, 1899
Merci pour ces connaissances joliment diffusées, sans jargon, avec une élégante clarté.