LIBERTÉ ET IMAGINATION : SOMMES-NOUS RÉELLEMENT LIBRES DE PENSER EN DÉMOCRATIE ?

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« Est création ce qui est radicalement nouveau, c’est-à-dire qui n’est pas dérivable de ce dont il procède, qui n’est pas exhaustivement déterminé par ce qui le précède. »[1], Cornelius Castoriadis

La notion d’imagination comporte une ambiguïté : elle peut désigner à la fois la capacité à produire des images et la capacité à penser ce qui n’est pas. Si l’on pense cette notion dans le cadre de la politique, l’imagination est essentielle au citoyen, qui , participant à la vie publique, doit penser ce qui n’est pas encore et qui pourrait advenir afin d’innover en matière de politique publique. L’imagination des citoyens est requise pour participer à la chose publique. Elle est une capacité possédée par chacun, dont l’exercice plus ou moins fructueux permet de penser au-delà de ce qui existe déjà. Pourtant, ces mêmes citoyens évoluent dans une communauté, qui a son propre imaginaire politique, ses propres représentations politiques qu’elle véhicule et qui contribuent à unir tous les citoyens. De ce fait, cet imaginaire collectif qui précéderait l’exercice de toute imagination individuelle, déterminerait nos imaginaires, dont nous aurions l’illusion qu’ils sont produits librement. On pourrait ainsi penser que nous ne sommes pas libres de penser la politique, car quelque soit le cours que prend notre imagination, peu importe l’alternative politique qu’elle tente de penser, elle serait toujours pré-déterminée par une représentation collective du politique, qui la transcenderait, et face à laquelle l’individu serait impuissant. Pourtant, on ne peut se résigner à admettre une telle conclusion, surtout si l’on veut préserver un régime démocratique. Admettre que l’imagination politique n’est qu’illusoire serait admettre que la démocratie est un idéal inatteignable, voué à l’échec, et ce serait mettre un terme à la fois à tout imaginaire individuel et à la liberté des citoyens, qui, dès lors, ne feraient que penser à partir des chemins pré-tracées. Ainsi, cela nous amène non pas à nous demander si nous sommes libres de penser la chose publique : l’imagination politique fait face à de nombreux obstacles épistémologiques et sociaux, mais le véritable problème est normatif. Il s’agit de nous demander comment libérer l’imagination individuelle d’un imaginaire politique qui s’imposer, comment redonner à l’imagination sa force démocratique. 

LA TENSION CONSTITUTIVE DE L’AUTONOMIE

Cette question fut abordée par le philosophe et économiste, Cornelius Castoriadis, dans un de ses ouvrages principaux intitulé L’institution imaginaire de la société, paru en 1975. La pensée philosophique de Castoriadis s’axe sur l’importance du concept d’autonomie. L’autonomie signifie étymologiquement auto ( le soi)  et nomos (la loi). Être autonome veut donc dire être capable de se fixer sa propre loi. Son étymologie met en valeur la tension qui traverse la notion d’autonomie concernée à la fois par le « soi » et la loi. Sans la loi, le soi ne saurait être vraiment libre, mais serait prisonnier de ses propres désirs et excès et de ceux des autres qui ne seraient pas plus tenus que lui de respecter une loi. Si la loi s’impose au sujet, il n’est pas libre davantage. Le sujet autonome adhère à la loi qu’il suit et cette adhésion doit être libre, que ce soit la loi juridique ou la loi comme norme de conduite. Alors si le sujet perd son autonomie, il n’est plus capable de penser librement en démocratie, car il ne penserait pas selon sa « propre loi », la propre norme qu’il viserait, mais sa pensée est hétéronome, dépendant seulement d’un imaginaire social qui la transcenderait et la déterminerait.

L’IMAGINATION CONTRE L’IMAGINAIRE

Dans la seconde partie de son oeuvre consacré « L’imaginaire social et l’institution », Castoriadis montre que dans nos sociétés, les institutions ne doivent pas être comprises par leur simple fonction. Elles ont bien entendu un rôle déterminé mais une analyse purement fonctionnaliste ne saurait saisir ce qui constitue leur histoire et la représentation collective que nous en avons. Ces institutions reposent sur un imaginaire social qui vient les instituer et les maintenir. Cet imaginaire social collectif s’impose aux individus. Cependant, pour Castoriadis, il y a une part du psyché humain qui est irréductible et qui résiste au poids de l’imaginaire social. Cette partie irréductible est ce qui permet l’exercice de l’imagination individuelle. L’imagination se définit alors comme faculté « de penser ce qui n’est pas ». C’est donc une faculté d’innovation radicale, une capacité de penser au-delà de tout donné. Cette imagination est condition de la liberté à la fois individuelle et collective. Premièrement, elle permet de penser l’autonomie, de l’inventer radicalement, et en ce sens, elle permet la liberté. L’invention de l’autonomie est permise par la pure spontanéité de l’imagination. Deuxièmement, en pensant ce qui n’est pas, les citoyens constituent un imaginaire collectif qui vient transformer l’imaginaire social, qui était déjà constitué, permettant ainsi de transformer la société.

IMAGINATION, LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ

Mais encore, faut-il penser ce qui permet cette spontanéité ? Penser les conditions de la spontanéité reviendrait à la dénaturer, en voulant la déterminer. De plus, une fois qu’elle se concrétise, cette spontanéité, dénuée de finalité, est-elle réellement apte à penser une radicale nouveauté ? L’imagination n’est-elle pas toujours limitée par le réel ? En effet, à quoi ressemblerait quelque chose de radicalement nouveau, qui serait une pure création, et non une association et combinaison d’idées préexistantes ? Si le problème de l’imagination et de la liberté fait toujours face à des difficultés, c’est que la liberté n’est jamais un donné, mais une activité et exercer cette activité appartient à la responsabilité des êtres humains afin de préserver la liberté.

Pour terminer, Castoriadis distingue la fausse liberté comme l’illusion du libre-arbitre du sujet individualiste dans notre modernité et la véritable liberté qui, elle, se fixe sa propre loi. Il écrivit :

« Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n’êtes pas libres, c’est une fausse liberté. La liberté, c’est l’activité. Et la liberté, c’est une activité qui en même temps s’autolimite, c’est- à-dire sait qu’elle peut tout faire mais qu’elle ne doit pas tout faire. C’est cela le grand problème de la démocratie et de l’individualisme. »[2].

Ainsi, pour Castoriadis, nous sommes réellement libres de penser en démocratie mais cette liberté n’est pas un don impérissable mais elle est une activité, qui exige un exercice responsable.

 

© LAURE LESUR

 

SOURCES :

CASTORIADIS, Cornelius. L’institution imaginaire de la société, Seuil, [1975], 2021

CASTORIADIS, Cornelius, « Stopper la montée de l’insignifiance », « Castoriadis ou l’imaginaire au pouvoir », « L’institution imaginaire de la société, Cornelius Castoriadis » 

MORIN, Edgar, « Connaissance, ignorance, mystère », Fayard, 2017

[1] MORIN, Edgar, « Connaissance, ignorance, mystère », Fayard, 2017, chapitre 3 « Notre univers » citant Cornelius Castoriadis, p.45

[2] CASTORIADIS, Cornelius, « Stopper la montée de l’insignifiance »


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