NEVABACKA, TERRE DES PROMESSES

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Nevabacka, voilà comment il appellerait sa ferme située sur l’unique colline de cette terre marécageuse. Ce nom, à l’instar de beaucoup d’autres dans cette contrée, était un mélange de suédois et de finnois (Neva signifie « marais » en finnois et backa « colline » en suédois). Et désormais, comme il était de coutume, le jeune paysan porterait le même nom. 

File la laine, filent les jours[1], déroule le récit, la trame au long cours…

Les jours filent, le temps court, les générations passent, le temps est sans retour !

Laissez-moi vous conter Nevabacka, une terre pleine de promesses et d’enchantements…

Un aïeul, qui la reçut en récompense de la part de la couronne, décida d’y construire sa cabane et de faire fructifier la terre, pour lui et sa descendance. Il se mit au travail, plein de courage et de détermination, il voulait vaincre la nature, la soumettre, assécher la tourbière ; mais la nature est régie par d’autres lois, le peuple de la forêt y règne, faisant respecter ses préceptes.

Ainsi, une nuit, une nymphe des bois vint à sa rencontre et s’unit à lui. De cette nuit mystérieuse et presque irréelle naquit un fils qu’elle lui confia en échange de la promesse de ne plus jamais toucher à la tourbière. Les promesses sont faites pour être tenues…

Ce récit débute en Finlande, au XVIIe siècle, et déroule le fil, l’écheveau des générations, jusqu’au XXIe siècle.

À travers ses pages, on peut lire celles de l’Histoire : guerres, invasions, épidémies, famine… L’histoire de la famille Nevabacka n’est pas un long fleuve tranquille, charriant ses eaux à l’orée de la Tourbière Enchantée.

De cette première nuit aux frontières de l’imaginaire, les générations futures ont conservé un peu de magie, un don transmis à certaines, rebouteuses, guérisseuses, un peu sorcières, celles que l’on craint mais sollicite tout à la fois. Cependant, dans ces contrées soumises à la foi, il n’y a que peu de place pour les anciens rites, le peuple de la forêt, la connexion à la nature.

Pourtant, si ce livre déroule l’Histoire, il sublime aussi la nature. Elle y détient la part belle, éternelle, sauvage, libre… Elle est le commencement et la fin, le mystère, la légende, mais aussi le réalisme, la pérennité.

La nature est chantée dans ce roman, à travers le cycle des saisons, les lumières et les couleurs qui l’habillent, les animaux et les êtres qui la traversent.

Elle est parfum, son, vie, flore, faune, eau.

Elle est le chant du pic qui résonne à chaque fois qu’un événement déterminant survient, l’odeur de mousse de la nymphe des bois lorsqu’elle se manifeste, l’orchidée rare que nul ne parvient à voir en fleur, l’ours qui va son chemin et qu’on ne souhaite point croiser, l’eau de la tourbière qui jamais ne pourra être asséchée…

Elle est la vie, elle est la mort ; elle décide du sort ! Elle peut donner comme elle peut reprendre, mais elle seule demeure…

Il faut imaginer ces générations de Nevabacka qui cultivent la terre, vivent de leur labeur, naissent et meurent, affrontent l’invasion des Russes, la famine, le typhus… et la nature qui, elle, reste immuable, dont le cycle se poursuit sans une ride à la surface de la tourbière, sans une larme, sans un malheur…

Et pourtant, des malheurs, les hommes, eux, en affrontent tant : la mort, la maladie, la faim, la soif… La souffrance humaine est en trame de fond de ce récit.

Le monde est sans pitié. Sans compassion.
D’abord, la disette et la famine. Et puis, le typhus.

Elle s’exprime à travers les mots et les maux, les envolées de la plume.

Car il faut savoir que l’autrice ne se contente pas de nous offrir une fresque familiale, elle crée un récit illustré de citations d’autres auteurs en tête de section, mais aussi une alternance de styles au niveau des chapitres : l’un est poésie, un autre épistolaire, un autre encore propose quelques vers ou une strophe d’une comptine oubliée… Cet ensemble donne une profondeur au texte, comme une mise en scène d’une pièce de théâtre découpée en actes ou un opéra entrecoupé d’intermèdes.

Dans ma parure humaine, si sombre,
Je me glisse au milieu des ombres
De la nuit, la lune seule sait les ravages
Ainsi que les vaches du pâturage

Personne ne connaîtra le secret du changelin,
quel malin !
Dans la nuit, ses pas sont si légers
Les bêtes s’en iront à jamais

Mais d’entracte, la narration, elle, n’en offre pas ! Au fil des pages, des générations, les siècles défilent jusqu’au seuil de la modernité, et avec elle se dessine le déclin de la ruralité.

Malgré cela, jamais l’autrice n’abandonne son chant, sa voix qui module cette ode à la nature, à la beauté préservée, à la vie sauvage et libre d’une forêt sur laquelle l’homme n’a pas de prise.

Le texte nous touche profondément, non seulement par la place que tient la nature dans ce roman, mais aussi par la manière dont elle est évoquée. Les contes et légendes qui l’enchantent, la vie qui l’anime, sous toutes ses formes, la ronde des saisons, le pouvoir des plantes, le chant des oiseaux, la brume qui vient habiller la Tourbière Enchantée et qui prend ensuite la forme d’une femme et se métamorphose en nymphe…

En lisant ces mots, Les Métamorphoses d’Ovide nous vient à l’esprit ; un souvenir prend forme, celui de la nymphe Daphné qui se change en laurier pour échapper aux assauts d’Apollon. Ici, la nymphe des bois devient brume quand elle ne veut pas se soumettre aux lois des hommes, quand elle souhaite échapper à leur regard, et plus encore. Mais elle choisit aussi librement de devenir femme quand elle décide d’échanger avec eux ou de s’unir à eux. La nymphe, allégorie de la nature par excellence, ne peut que nous rappeler les textes anciens…

Elle a un grand front lisse, des cheveux dorés comme les mûres des marais, des yeux vert émeraude. Quand leurs regards se croisent, il a l’impression que la forêt le prend dans ses bras. Qu’allongé sur la mousse par un jour d’automne, il respire le parfum des airelles et des lédons des marais. Qu’il avance pieds nus dans des anémones des bois, qu’il écoute le murmure des sains par une nuit d’hiver.

Qu’il court avec les loups, comme dans son rêve.

À l’instant où le soleil se lève, elle tourne les talons et s’en va. Elle traverse la tourbière, passant par les zones les plus humides où aucun être humain ne pourrait mettre un pied. D’un pas décidé, sans s’enliser. Son hôte ne saurait dire quand elle a atteint l’orée de la forêt. Il constate simplement qu’elle a disparu.

Ce roman nous offre aussi une galerie de femmes fortes et volontaires, déterminées et indépendantes… À travers les siècles, l’autrice nous parle certes des hommes de Nevabacka, mais les femmes de la famille sont davantage mises en avant, et leurs portraits plus ciselés, travaillés, affinés. Ne sont-elles pas une incarnation de la Nature parmi les hommes ? Elles ont du moins conservé la connexion avec celle-ci : le pouvoir de la nature sauvage et libre, indépendante comme la nymphe des bois, sommeille en chacune d’elles. Certaines maîtrisent le pouvoir des plantes, d’autres parlent aux oiseaux, mais toutes conservent un lien, quel qu’il soit, avec la mère Nature.

Quand vous tournerez la première page de cette fresque familiale, songez à l’envoûtement qui opérera ; à travers les siècles et l’Histoire, à travers champs et à travers bois, dans le charme des contes et légendes, la nature et les femmes vous enchanteront.

Maria TurtschaninoffNevabacka Terre de Promesses, éditions Paulsen, Collection La Grande Ourse, Roman traduit du suédois (Finlande) par Marina Heide et Johanna Kuningas, 404 pages (Prix Yle 2022).

Parution le 18 janvier 2024

Prix : 23 €

 

© CHARLOTTE L. @read_to_be_wild

NOTES :

[1] Référence à la chanson File la laine de Jacques Douai.


2 réponses à “NEVABACKA, TERRE DES PROMESSES”

  1. Chere Charlotte. On ne peut pas ne pas lire le livre après ta chronique. On a vraiment très envíe. Merci beaucoup . C est un plaisir de te lire.

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