Deux horloges en plastique, comme il s’en trouve aux murs de milliers de bureaux et de salles de classe, suspendues l’une à côté de l’autre : difficile de faire plus simple que l’installation Untitled (Perfect Lovers), la plus célèbre de Felix González-Torres (1957-1996), réalisée en 1991. Cette économie de moyens n’empêche toutefois pas l’artiste américano-cubain de proposer une méditation profonde et sensible sur la condition humaine et la question de la relation entre l’amour et le temps.
Lors de leur mise en place, les deux horloges sont d’abord parfaitement synchronisées. L’usure progressive de leurs piles respectives va cependant entraîner un décalage de plus en plus grand, jusqu’à ce qu’elles s’éteignent l’une après l’autre. Le protocole fourni par l’artiste prévoit certes qu’une fois les deux horloges arrêtées, il est possible d’en changer les piles et de recommencer. Mais si le processus est, pour ainsi dire, éternel, le résultat est toujours le même : l’amour survit, tandis que les « amants parfaits[1] » du titre sont, de cycle en cycle, toujours condamnés à être séparés puis engloutis par le temps qui passe.
LE SPECTRE DE LA MALADIE
L’œuvre prend le contrepied du portrait traditionnel immortalisant un sujet donné pour offrir un commentaire sur la fragilité de la vie, contrebalancée ici par la permanence du sentiment amoureux. Cette réflexion générale sur la condition humaine entre en résonance directe avec la vie personnelle de Felix González-Torres : Untitled (Perfect lovers) est inspirée à l’artiste par la mort de son compagnon et source d’inspiration, Ross Laycock, emporté par le Sida en 1991, année au cours de laquelle Felix González-Torres apprend sa propre séropositivité.
Ce n’est pas la première fois que l’artiste traite de la maladie dans son œuvre, puisqu’il réalise dès 1988 une installation, Bloodwork, inspirée des travaux scientifiques sur l’affaiblissement du système immunitaire dû au Sida. Felix González-Torres est en outre l’un des membres fondateurs de Group Material, un groupe de sensibilisation politique qui, à travers des publications et des expositions collectives, traite de nombreuses problématiques sociales et sociétales, dont l’épidémie de V.I.H.
Avec Untitled (Perfect Lovers), le discours de l’artiste se fait plus intime, sans cesser toutefois de revendiquer une dimension universelle. À une époque où le tabou qui entoure à la fois le Sida et l’homosexualité est encore fort, rendant indicible le chagrin du conjoint survivant, Felix González-Torres donne une forme sensible, publique, au deuil que traversent alors tant de couples homosexuels, et rend hommage à l’amour qui, par-delà la mort, unit ceux qui ne sont plus à ceux qui restent.
UNE ŒUVRE TOURNÉE VERS LA FRAGILITÉ
La thématique du caractère éphémère de la vie traverse toute l’œuvre de Felix González-Torres. Celle-ci s’est exprimée par différents médiums, avec une prédominance de l’installation participative. Le spectateur est régulièrement invité à emporter avec lui un élément placé en pile ou en tas, qu’il s’agisse de feuilles de papier dans plusieurs installations intitulées Untitled, ou de bonbons quand il s’agit des Candy Pieces, qui consistent en un tas de friandises déposé dans l’un des coins de l’espace d’exposition.
Cet éparpillement de l’œuvre et l’absence à proprement parler d’originalité dans le travail de Felix González-Torres doivent beaucoup à la lecture de Walter Benjamin[2] et à l’héritage des artistes américains des années 1960, tels que les artistes du groupe Fluxus[3] qui, en proposant des œuvres reproductibles, distribuables, voire immatérielles, cherchaient à les soustraire à toute forme de marchandisation.
DONNER POUR PERDURER
La démarche de Felix González-Torres se singularise toutefois par la place qu’elle accorde à la notion de « don ». Chaque élément pris par le public est en effet remplacé par l’artiste, renouvelant potentiellement sans fin l’échange entre eux. Pour Felix González-Torres, la générosité seule peut permettre à l’être humain de tromper le temps et la mort en le plaçant dans un réseau de relations collectives qui perdurent au-delà des limites terrestres d’une existence individuelle.
C’est ce processus qui est à l’œuvre dans Untitled (Perfect Lovers). L’amour dont il est question est non seulement l’Amour que l’artiste, comme le poète Virgile avant lui, fait triompher de tout, mais aussi l’ensemble des gestes et attitudes qui rendent cette longévité possible. Ce qui rend virtuellement éternelle l’œuvre de Felix González-Torres, ce ne sont pas tant ses composantes matérielles que le soin apporté au remplacement des pièces usées, à la préservation de l’installation, ainsi que le lien que les visiteurs peuvent créer en interagissant avec l’œuvre.
C’est particulièrement manifeste dans l’une des dernières séries d’œuvres de l’artiste. Datée de 1992, Untitled (Last Light) est un ensemble de guirlandes de vingt-quatre ou quarante-deux ampoules en verre dépoli, dont la disposition est laissée libre par l’artiste : « Je ne savais pas comment exposer ces pièces au mieux. Je n’ai pas toutes les réponses : décidez comment vous les voulez. Quoi que vous vouliez faire, essayez. (…) S’il vous plaît, jouez avec elle. Amusez-vous. Donnez-vous cette liberté[4]. »
Cette liberté face au travail de Felix González-Torres, plusieurs artistes s’en sont emparés. Différentes reprises d’Untitled (Perfect Lovers) ont ainsi été réalisées : celle proposée par Tobias Wong en 2002, Perfect Lovers (Forever), cale le rythme des deux horloges sur l’horloge atomique américaine, empêchant toute désynchronisation entre elles avant un million d’années ; Cerith Wyn Evans préfère quant à lui ajouter une troisième horloge dans Untitled (Perfect Lovers +1), créée en 2008. Autant de façons de conjurer la mort en faisant perdurer à la fois l’œuvre d’art et le geste d’amour qui en est à l’origine.
© JUSTINE VEILLARD
NOTES
[1] Traduction de « Perfect Lovers ».
[2] Philosophe, historien de l’art, critique d’art et traducteur allemand.
[3] Mouvement artistique né au début des années 1960, dont les artistes, issus aussi bien des arts visuels que des champs de la musique, de la danse ou de l’édition, remettent en question le statut de l’artiste et de l’œuvre d’art à travers des propositions offrant une large place à l’improvisation, au jeu et à l’éphémère.
[4] Citation de Felix González-Torres reproduite dans le catalogue de l’exposition “Deadline”, éditions Paris-Musées, Paris, 2009.
BIBLIOGRAPHIE
Deadline : Martin Kippenberger, Absalon, Hans Hartung, James Lee Byars, Felix González-Torres, Joan Mitchell, Robert Mapplethorpe, Chen Zhen, Gilles Aillaud, Willem de Kooning, Hannah Villiger, Jörg Immendorff, catalogue d’exposition [Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 16 octobre 2009 – 10 janvier 2010], Paris-Musées, Paris, 2009.
Gail Cochrane, Enzo Cucco, Giorgia Verzotti, Angela Vettese (sous la dir.), Dire AIDS : Arte nell’epoca dell’AIDS, Milano, edizioni Charta, 2000.
Félix Gonzáles-Torres, « 1990: L.A, “the gold field” », dans Earths Grow Thick, de Roni Horn, Columbia, Ohio, Wexner Center for the Arts.
Image : Felix González-Torres, Untitled (Perfect Lovers), deux horloges murales à piles, 1991, New York, Museum of Modern Art