« Le temps est bon, le ciel est bleu, j’ai deux amis qui sont aussi mes amoureux » : qu’il est doux l’amour libre que chante Isabelle Pierre dans sa célèbre chanson. Pour autant, elle reste sûrement l’un des rares exemples qui témoignent de cette volupté dans la création artistique. L’amour est, comme on le sait, un sujet de prédilection pour bon nombre de fictions en quête d’intensité et de passions humaines. Mais entre la tragédie shakespearienne et la comédie romantique, un modèle semble toujours avoir mauvaise presse dès lors qu’il immisce une troisième personne dans le récit amoureux.
LA DIALECTIQUE D’UNE TRAHISON
Les amours croisées connaissent bien des limites dans la représentation esthétique qu’on leur offre. Difficile, en premier lieu, de sortir du schéma triangulaire qui facilite volontiers l’intrigue, mais participe du même coup à enfermer les relations hors couple dans une dialectique fatale : celle de la trahison. Le récit se déroule à peu près comme cela : deux amoureux sont ébranlés par une tierce personne, qui déstabilise l’apparente tranquillité du duo vertueux. Les exemples d’adultère sont légion, et s’accompagnent d’un discours réprobateur hérité de la tradition chrétienne. Parmi eux, on peut citer Les Amours funestes de Francesca de Rimini par Marie-Philippe Coupin de La Couperie, scène inspirée de la Divine Comédie où le seigneur Gianciotto Malatesta assiste avec rage aux infidélités de sa femme et de son frère.
Dans cette configuration, les amours croisées sont bien loin d’incarner l’exaltation chantée par Isabelle Pierre, et peinent à se dégager de l’ombre de la trahison. Le langage lui-même a d’ailleurs adopté cette morale, puisque le mot « amant » est devenu synonyme de tromperie, perdant ainsi sa signification première, celle d’une personne aimée[1]. Dès lors qu’une œuvre évoque une relation triangulaire, celle-ci établit une hiérarchie et fige les rôles : dans L’Amour l’après-midi d’Éric Rohmer, bien que Frédéric ne fasse que flirter certains après-midis avec Chloé, celui-ci dissimule leur intimité auprès de sa femme. Face au sacro-saint couple, l’amante reste donc une figure de passage, condamnée au secret, et indissociable du mensonge.
JALOUSIE, RIVALITÉ ET AUTRES PASSIONS TRISTES
Rien ne semble très séduisant dans une relation qui attire sur elle les foudres du mensonge et de la trahison. Certes, un artiste n’a pas besoin d’une troisième personne pour faire état des passions tristes de l’amour dans son œuvre. Toutefois, la différence se joue dans la récurrence de ce modèle sombre, car si un bon nombre de romances connaissent la fin heureuse d’un conte, c’est rarement le cas lorsqu’il s’agit d’amours croisées. En témoignent des films cultes comme Jules et Jim de François Truffaut, La Maman et la Putain de Jean Eustache, ou encore Vicky Cristina Barcelona de Woody Allen qui, loin d’entonner une ode à l’amour libre, mettent plutôt en scène les souffrances relationnelles qu’il cause. Avec un certain défaitisme, Jim se résigne dans le film de Truffaut : « C’est beau de vouloir redécouvrir les lois humaines, mais que cela doit être pratique de se conformer aux règles existantes. Nous avons joué avec les sources de la vie, et nous avons perdu. »
À vrai dire, on le comprend, car la relation qui se joue entre lui, Catherine et Jules n’a rien d’une idylle. Cette dernière n’en fait qu’à sa tête : elle choisit tantôt l’un et se désintéresse de l’autre, refuse que ceux-ci tombent amoureux à leur tour, leur demande une attention continue, jusqu’à refuser leur propre altérité en ôtant la vie de Jim. Ces comportements narcissiques ne peuvent s’exprimer qu’à travers une jalousie funeste, illustrant un amant ou une amante en perdition. Bien des œuvres dépeignent ce désespoir, à l’instar de L’Âge mûr de Camille Claudel, ou de la série Jalousie d’Edvard Munch, où le visage meurtri du peintre appelle le spectateur à l’aide, tandis que l’amante s’en va au loin avec un autre. Tristesse, haine, folie et crime semblent inévitables dès lors que des routes sentimentales se croisent.
JOUIR SANS ENTRAVES
Longtemps, les amours libérées des conventions sociales n’ont été qu’une simple illustration de la frivolité. L’art rococo délaisse les représentations mythologiques ou littéraires pour vanter un hédonisme, qui passe aussi par le libertinage. Jean-Honoré Fragonard en est un parfait représentant avec Les Hasards heureux de l’escarpolette, toile espiègle qui titille les bonnes mœurs par un érotisme assumé. L’amour, lorsqu’il sort du cadre du mariage, semble donc source d’un amusement léger réservé aux jeunes gens égarés.
Néanmoins, les années 1960 sont passées par là, et avec elles, l’appel à une liberté sexuelle absolue a mis à mal la stabilité du mariage. Bon nombre d’œuvres artistiques de cette époque prônent ainsi une jouissance « sans entraves », et revendiquent haut et fort l’épanouissement. Les chanteurs yé-yé s’approprient notamment ces causes, à l’instar de Zouzou qui fredonne : « Une vie, c’est bien trop court pour ne pas en profiter. […] Il y a tout autour de moi trop de choses à regarder. Vois-tu, moi, j’ai trop besoin de liberté »[2]. Mais alors, ces discours ont quelques limites, et risquent parfois de tendre vers un individualisme stérile : comment faire corps social lorsque le but ultime est une jouissance personnelle ? S’il prend cette direction égotique, l’amour « libre » se rend libéral, et ne peut pas non plus tenir la route.
L’UNIQUE OU LA MORT ?
Faut-il pour autant entendre que la seule relation qui vaille est celle du couple ? Cela semble être le piège, lorsqu’aucun autre modèle ne garantit de réel épanouissement. Les amours n’ont pourtant jamais cessé de se croiser, mais cette vérité s’attaque à une croyance bien trop ancrée : celle de l’Unique. L’Unique, le mari l’est, pas l’amant. Pourtant – et cela va de soi –, le mari comme l’amant sont des personnes nécessairement uniques, sans quoi l’espèce humaine évoluerait au milieu de clones. Alors, quel est donc cet Unique parfait, inébranlable, totalitaire, censé couvrir toutes les attentes et seul promis aux liens du mariage, s’il n’est une ombre divine ? Il semblerait qu’il y ait encore un brin de chrétienté dans le couple – quand bien même il soit déjà parvenu à s’extirper du mariage.
Dans Le Bonheur, Agnès Varda interroge cette croyance. Sans remettre en cause le bonheur de la famille nucléaire – pourquoi serait-ce le cas ? –, elle lance son personnage, François, dans les expérimentations de la relation extraconjugale. Celui-ci entretient une relation avec une postière, et tout semble aller pour le mieux jusqu’à l’aveu : sa femme Thérèse, informée qu’il en aime une autre, se donne la mort. À vrai dire, l’expérience ne pouvait être concluante, puisque cette liberté dissimulée ne semblait résulter que de la propre volonté de François qui, en rompant avec le modèle du mariage, est lui aussi devenu traître. Toutefois, ce film dérange la conception de l’Unique : Thérèse, qui vivait le parfait bonheur aux côtés de François, ne pouvait plus vivre s’il n’était plus tout-pour-elle. L’Unique ou la mort, c’est bien la mauvaise équation : l’Unique qui recouvre tout n’existe pas, tout comme aucun dieu ne recouvre un ciel. Concevoir cela, c’est accepter l’unicité de chaque personne et de chaque relation, se défaire de la rivalité et de la comparaison. C’est peut-être là la clé d’une représentation artistique moins sombre des amours croisées, qui pourrait être illustrée par ce fameux adage rimbaldien : « L’amour est à réinventer, on le sait ».
© ROMANE FRAYSSE
NOTES :
[1] On peut d’ailleurs relever que le langage privilégie le terme « maîtresse » plutôt qu’« amante » lorsqu’il est question d’une relation adultérine avec une femme. Double peine pour cette dernière, qui est en plus accusée d’exercer une emprise sur l’homme qui l’aime.
[2] Zouzou, Tu fais partie du passé, 1967
Image : François Truffaut, Jules et Jim, 1962