Autant pas se faire d’illusions, les gens n’ont rien à se dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux chacun, c’est entendu. Chacun pour soi, la terre pour tous. Ils essayent de s’en débarrasser de leur peine, sur l’autre, au moment de l’amour, mais alors ça ne marche pas et ils ont beau faire, ils la gardent tout entière leur peine […]. » (Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.)
L’amour est un sujet inépuisable, car il y a autant d’amours que de personnes pour le ressentir, de langues pour l’exprimer, de voix pour le chanter. Il y a l’amour tel qu’il se ressent, c’est celui qui est le plus pur ; il y a l’amour tel qu’il se vit, c’est celui qui est le plus fort ; il y a l’amour tel qu’il se dit, c’est celui qui est le plus beau. Enfin, il y a l’amour tel qu’il se pense, c’est sûrement le plus pauvre. Dès lors, comment penser l’amour sans l’affadir ?
Les poètes nous apprennent que l’amour est aussi bien bonheur que malheur. Les chanteurs nous apprennent que l’amour est aussi bien banal qu’extraordinaire. Les romanciers nous apprennent que l’amour est aussi bien impossible que nécessaire. Ainsi, repartons du vécu pour penser l’amour. Pour cela, essayons une très modeste phénoménologie[1] de l’amour qui mettra en avant le paradoxe dont il est constitué. Le but étant de ressaisir la chose elle-même telle qu’elle est vécue et inscrite dans le monde intime, social et intersubjectif. Il s’agit de penser un amour qui s’incarne et se dote d’une corporéité afin d’éviter tout idéalisme ou objectivisme. La phénoménologie nous apprend que nous ne sommes pas des êtres enfermés dans nos « moi » respectifs, mais des êtres « qui sont dépassés par leur monde et qui, en conséquence, peuvent bien être dépassés l’un par l’autre. »[2]. L’amour est donc le problème qui concerne notre « moi » le plus secret, le plus intime, et le « toi » qui nous ouvre à l’extérieur, et nous force à nous transcender de la manière la plus radicale en nous dépossédant de nous-mêmes (dans le cas de la passion amoureuse). La phénoménologie nous apprend aussi que le monde naturel et le monde culturel forment un tout indivisible, et que chaque émotion, chaque geste et chaque mot pour les exprimer sont à la fois naturels et culturels[3]. L’amour est donc à la fois naturel et construit. C’est une manière simple et efficace de résorber les dualismes et de résoudre les contradictions inhérentes aux phénomènes.
Proposons un autre dualisme constitutif du phénomène amoureux : l’amour est en même temps un sentiment on ne peut plus personnel, subjectif et la promesse d’une rencontre avec l’autre atteinte par le social. Ainsi, lorsqu’il est seulement ressenti au plus profond de ma chair, l’amour est pur, en ce qu’il contient toute ma singularité, et toute l’idéalité dont je suis capable. Mais lorsqu’il se réalise à travers l’entité du couple, il est aussi toujours impropre, entaché, en ce qu’il est tourné vers un autre qui est à l’extérieur de moi et que je ne pourrai jamais posséder. Il est indissolublement idéal et réel, et c’est de cette dialectique[4] de l’idéal et du réel qu’il est constitué. S’il y a dialectique, il y a contradiction, s’il y a contradiction, il y a paradoxe et s’il y a paradoxe, il y a philosophie. Un paradoxe est ce qui va contre l’opinion couramment admise et qui prend la certitude à contre-pied. Partons de là pour penser l’amour philosophiquement. Nous verrons alors qu’il est très proche du paradoxe de la joie que définit Clément Rosset dans La Force majeure[5]. Quels en sont les termes ?
L’IDÉAL DE L’AMOUR
L’idéal, c’est ce qui n’existe qu’en idée. C’est un modèle de perfection qui ne se trouve pas dans la réalité et qui, par définition, ne peut être atteint complètement. L’amour est un idéal au sens où il ne se satisfait jamais de la personne réelle, telle qu’elle existe réellement. Si l’amour est un idéal, alors il ne peut se vivre que sur le mode de la déception, ou de la désillusion : déception de ne pas être aimé en retour, ou avec la même intensité. Déception de voir que la personne n’est pas telle que nous l’avons perçue. Déception de voir qu’il s’agit plutôt d’une émotion éphémère et d’une joie passagère que d’un sentiment long et durable. Déception de voir que nous pouvons aimer une autre personne, puis encore une autre. Nous allons ainsi de déception en déception tel un pendule qui oscille entre l’idéal et le réel. Mais la plus grande est celle de comprendre que cet idéal ne peut jamais véritablement être réalisé, car il n’a justement de valeur que parce qu’il est idéal. Il ne souffre pas le passage au réel. Il ne souffre pas qu’on actualise ses potentialités. L’amour, de ce point de vue, est une chimère. Ou pire, il n’est rien. Il est néant. Il n’existe qu’en rêve. L’idylle cesse au moment où elle se concrétise. Là est le drame de toute l’idéalité de l’amour. Une fois le jeu de la séduction et ses pouvoirs enchanteurs passés, c’est la réalité qui nous rattrape. Je découvre l’autre dans ce qu’il a de tangible, de plus direct ; nous nous dévoilons l’un pour l’autre. Ce rattrapage n’est pas un désenchantement, puisque l’amour est toujours nécessairement enchantement, envoûtement. Je suis comme possédé par l’être aimé en tant qu’il m’obsède. Or, ce n’est pas tant l’être aimé que l’idée que je me fais de cet être qui m’obsède. L’amour n’existe pleinement, totalement que pour moi-même. Il est le plus pur si je ne me risque pas à le confronter au réel, à l’expérimenter, à lui faire subir les épreuves de l’existence, à le soumettre aux tests empiriques de l’espace et du temps. Que devient-il si je le fais advenir, si je le fais passer de l’être à l’existence ? Alors il dépérit, comme les qualités dépérissent avec le temps et comme la jeunesse passe, se fane. Mais si je tiens et m’attache à cette pureté et à cette absoluité comme une huître à sa coquille, alors je garde mes illusions, et je vis en rêve cet amour. L’amour rêvé est malheureusement le seul qui puisse être parfait. Un amour qui n’a donc aucune réalité.
LE RÉEL DE L’AMOUR
À l’inverse, le réel est ce qui existe effectivement et dont on peut faire l’expérience dans la réalité. Si l’amour est réel, ou actualisé, alors il ne peut atteindre la perfection qu’exige un sentiment aussi absolu. En effet, dire « je t’aime » est absolu et ne tolère aucune relativité au sens où, comme le disait Barthes : « Je t’aime est sans nuances. Il supprime les explications, les aménagements, les degrés, les scrupules. »[6] Par conséquent, l’amour réel est toujours imparfait, entaché par les aléas de la vie, par les quotidiennetés qui gâchent la surprise et l’idylle. L’amour se réalise dans l’accouplement. On voit déjà par ce terme l’altération qu’il subit. Il faut moins y voir un accomplissement ou une fin en soi qu’un travail en constante progression, une forme en devenir. C’est peut-être là que réside toute la tragédie de l’amour : je t’aime, mais tu ne m’aimes point, ou ne m’aimes point comme moi je t’aime. Je t’aime, mais ne te connais point. Je t’aime, mais je ne puis te posséder, ni fusionner avec toi. Je t’aime, mais tu me manques. Je t’aime, mais ne te comprends plus. Je t’aime et je souffre de t’aimer. Je t’aime au point de me nier. Je t’aime à en mourir. Etc. Tous ces tristes obstacles auxquels nous faisons face lorsque ce sentiment nous ravit. Puisque l’amour m’oblige à sortir de moi-même pour aller vers l’autre, il m’oblige à me confronter au monde extérieur, à souiller l’idée que je me fais de moi-même et de l’autre pour passer à l’action. Tout d’un coup s’ouvre le monde à deux, le monde du couple, cette entité on ne peut plus sociale, politique et culturelle. Ce n’est pas seulement une histoire de multiplication qui passe du simple au double. Il s’agit d’un changement qualitatif radical de ma perception, qui se traduit alors par un changement de vie. Mes habitudes et mes projets ne seront plus les mêmes, mes réflexes se transformeront, ma vision du monde s’altèrera en bien ou en mal. Qu’on la déplore ou qu’on l’adule, la vie à deux nous transforme et nous éprouve en quelque sorte. Elle trahit notre imaginaire, l’idée que l’on se fait d’elle. De fait, elle n’est pas toujours harmonieuse, même si tout l’effort de chacun consiste à mettre en harmonie ces voix discordantes pour en faire une symphonie. On y arrive parfois, et parfois on échoue.
Que vaut un amour imparfait, relatif, changeant, incomplet, corruptible ? Il n’est plus véritablement amour au sens fort, mais il a l’avantage de pouvoir exister et d’être en acte. Et comme le dirait justement Bergson, le réel contient plus de possibles que le possible lui-même. C’est à partir du réel que se construit le possible, et non l’inverse[7]. De cet amour réel, à deux, va naître le possible, et peut-être, qui sait, un troisième être aimé.
Puisqu’il y a un paradoxe et donc une alternative, il faut choisir. Ainsi, même s’il n’y a pas d’amour idéal et seulement de l’amour idéalisé, celui-ci vaut moins que l’amour qui s’incarne et prend véritablement corps à travers la difficile vie à deux, même si par là même il se trahit. Ma préférence va à cet amour concret, relatif, à cet amour abîmé et passager, non pas immuable mais toujours en devenir.
© MARGOT PETRO
[1] La phénoménologie est un courant philosophique, dont l’objectif est d’observer et de décrire le sens attribué à une expérience, à partir de la conscience qu’en a le sujet qui la vit.
[2] Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976, 531 p.
[3] « L’usage qu’un homme fera de son corps est transcendant à l’égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. » (Ibid.)
[4] La dialectique est une méthode de raisonnement qui analyse la réalité en mettant en évidence les contradictions de celle-ci et en cherchant à les dépasser.
[5]« Ce paradoxe peut s’énoncer sommairement ainsi : la joie est une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence ; or il n’est rien de moins réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité d’esprit. […]
L’alternative est ici simple et décisive […]. Ou bien la joie consiste en l’illusion éphémère d’en avoir fini avec le tragique de l’existence : auquel cas la joie n’est pas paradoxale mais est illusoire. Ou bien elle consiste en une approbation de l’existence tenue pour irrémédiablement tragique : auquel cas la joie est paradoxale mais n’est pas illusoire. » (Rosset Clément, La Force majeure, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 22-24.)
[6] Barthes Roland, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil (coll. « Tel quel »), 1977.
[7] « C’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel. » (Bergson Henri, La pensée et le mouvant, Paris, Flammarion (coll. « GF »), 2014, p. 149.)