Publié en 1960, le roman de Witold Gombrowicz La pornographie est, entre autres, l’histoire d’un triangle amoureux qui échappe aux représentations classiques, puisque, à travers la perception de ceux qui l’observent, ce triangle apparaît déséquilibré, étrange et incompréhensible.
En arrivant dans une villa de la campagne polonaise, le narrateur, double assumé de Gombrowicz puisqu’ils partagent le même prénom, et son ami Frédéric découvrent les charmes de la jeune Hénia, la fille de leurs hôtes. Hénia semble très complice avec un jeune garçon de son âge, Karol. Ils partagent tous les deux la vitalité de la jeunesse, l’insouciance et l’innocence. Ils sont immédiatement idéalisés par Witold et Frédéric, qui voient en eux la représentation la plus parfaite de l’amour. Mais Hénia et Karol ne forment pas un couple, ils n’en ont même pas l’idée, d’autant plus qu’Hénia s’apprête à se fiancer à un autre homme, bien plus âgé, Albert.
DES CRÉATURES DIVINES
La présentation de chacun de ces personnages, effectuée à travers les yeux de Witold, est totalement différente, introduisant un biais que le lecteur gardera dans son appréhension des trois membres de ce triangle amoureux. L’apparition de Karol se fait dans une église ; le jeune homme est éblouissant, il pourrait presque se confondre avec la lumière divine. « Je me surpris à penser vaguement que c’était Dieu et miracle », dit Witold.
Revenant de son « extase », le narrateur va, quelques paragraphes plus loin, associer la nuque de Karol à celle d’Hénia, créant ainsi un lien ténu entre les deux jeunes gens, la lumière de l’un éclairant l’autre, débordant sur l’autre, si bien qu’ils en viennent à partager la même divinité. Cette « sensualité adolescente » les place, dans l’esprit du narrateur, à un niveau supérieur, et il ne fait rapidement guère de doute que ces deux personnages doivent être ensemble, doivent s’aimer. « N’avait-il pas mieux valu dire tout simplement qu’ils étaient exceptionnellement bien assortis. »
Quelle surprise, alors, de découvrir quelques pages plus loin qu’Hénia est fiancée à un autre, Albert qui, lui, est le symbole de la rigueur, du sérieux, « un juriste […], un garçon qui a le sens des responsabilités ». Albert est non seulement plus âgé qu’Hénia mais, surtout, il semble ne pas appartenir au même monde, au même plan, à la même dimension puisque, humain trop humain, il ne peut mériter d’être si proche de la divinité qu’est Hénia ni, donc, rivaliser avec la divinité qu’est Karol.
Ainsi sont exposées les sources du déséquilibre de ce triangle amoureux. Car alors, le narrateur n’aura de cesse de se demander pourquoi les deux jeunes gens, qui étaient pourtant prédestinés à être ensemble ne le sont pas, et pourquoi Albert, en dépit des insurmontables différences qui devraient l’éloigner d’Hénia, entretient une relation avec elle.
Frédéric, le complice de Witold, se trouve rapidement obsédé par cette question. Il y a une incohérence profonde qu’il lui est impossible d’appréhender. Il se sent obligé de corriger cette anomalie. Au cours de plusieurs après-midi, il organisera des jeux entre Karol et Hénia et, tel un metteur en scène, il tentera de les rapprocher avec l’idée de leur ouvrir les yeux sur l’évidence de leur appartenance l’un à l’autre. Avec la même volonté de faire apparaître aux yeux aveugles la vérité de la situation, il s’arrangera pour qu’Albert soit témoin de l’une de ces scènes, espérant déclencher en lui non la jalousie, mais la révélation de l’évidence.
Mais Albert n’est pas dupe, il est parfaitement conscient qu’il existe une anomalie dans ce triangle. Désemparé et tourmenté, il retrouvera Witold et, au cours d’un dialogue qui offre l’une des clés de compréhension du roman, ce dernier lui dira : « Ne vous êtes-vous pas aperçu qu’entre eux l’amour est superflu ? L’amour lui est nécessaire avec vous, pas avec lui. »
L’INSAISISSABLE AU-DELÀ DE L’AMOUR
La relation qui unit Karol et Hénia va donc bien au-delà de l’amour – évidemment, qu’attendre d’autre d’une relation entre deux divinités ? Mais nous, simples humains, sérieux et prosaïques, nous nous trouvons exclus de cette relation, y compris de sa nature même et de la compréhension de celle-ci. Cette relation se situe à un niveau supérieur à nous. C’est pourquoi le triangle amoureux paraît si déséquilibré et incohérent ; il ne s’agit pas d’une simple question d’âge (même si celle-ci est centrale dans le roman et dans l’oeuvre de Gombrowicz), le déséquilibre se situe surtout dans la caractère divin de deux des trois protagonistes.
Ainsi, extérieurs à cette relation qui nous dépasse, nous ne pouvons qu’être spectateurs comme le sont Witold et Frédéric. Certes, ce dernier a tenté, tel un marionnettiste, de tirer les ficelles, mais ses mises en scène et manigances ne débouchent, a priori, sur aucun rapprochement physique – il n’est jamais question d’amour physique, puisque l’amour des corps est proprement humain, il est rationalisable – soulignant que pour ces deux êtres, les choses se passent à un niveau supérieur à l’amour. Ce qui perturbe Albert, ce qui l’exclu, c’est précisément ce niveau supérieur, qui est non seulement innommable, mais aussi impossible à concevoir puisqu’il lui semble flottant et impalpable :
« S’ils couchaient ensemble, j’aurais au moins pu me défendre, tandis que là… je ne peux pas… et je ne sais pas si elle ne lui appartient pas davantage justement parce qu’elle ne lui a jamais appartenu. Parce que tout se passe autrement en eux, différemment ! »
LES DEUX IDÉAUX DE L’HOMME
Dans ses entretiens avec Dominique de Roux (parus sous le titre Testament, disponible en Folio Essais), Gombrowicz parle de « l’Homme suspendu entre Dieu et la jeunesse ». Pour lui, voici les deux idéaux de l’homme : l’immortalité qui le rapprocherait de Dieu, et la possibilité de la vigueur, de l’insouciance de la jeunesse. Mais les deux sont antinomiques, puisque la jeunesse est condamnée à se flétrir et l’immortalité est inatteignable.
Dans La pornographie, il existe une barrière très nette entre les deux personnages jeunes et divins – Hénia et Karol – et les autres, les « adultes » que sont Albert, Frédéric et Witold. En plus du triangle amoureux se joue également, dans le roman, une intrigue plus sombre, puisqu’il s’agit d’assassiner un homme qui a trahi. Mais les adultes, que l’on pourrait penser responsables, sérieux et courageux ne parviennent pas à passer à l’acte, et ils ont l’idée de corrompre Karol, de le pousser à commettre le meurtre qui entacherait non seulement sa divinité mais aussi l’innocence de sa jeunesse. Quitte à ne pouvoir approcher le divin et la jeunesse, autant marquer d’une tache indélébile ceux qui appartiennent encore à ce monde supérieur.
Et la fin, brutale, du roman, le soulignera parfaitement : en amour comme dans la mort, les deux idéaux de l’Homme demeurent inaccessibles.
© ALEXANDRE JORDECZKI