Le Japon moderne de l’ère Meiji s’est pensé contre l’ancien régime : le régime des Tokugawa faisait figure de repoussoir. Seule la figure du guerrier demeura valorisée. Mais derrière le rejet affiché, des pans entiers de la culture d’Edo restèrent vivaces.
Pourquoi le Japon d’Edo ?
Parce que le Japon a scandé son histoire avec les noms de lieux où s’exerçait le pouvoir : Asuka, Kamakura, Edo . . . Après Meiji, ce sont les règnes des empereurs qui serviront de repère : Taishô, Shôwa, Heisei.
LES GRANDES ÉVOLUTIONS DU JAPON D’EDO
Paradoxe : la société reste dominée par les guerriers alors que l’époque d’Edo fut une longue période de paix, sous le gouvernement des guerriers (le bakufu). Cela contraste avec la période précédente, faite de guerres incessantes, et de la période qui suivra : guerres sino-japonaises (1894-1895), russo-japonaise (1904-1905), guerre de 15 ans (1931-1945).
En 1600, la grande bataille de Sekigahara permit à Tokugawa Ieyasu d’assoir sa domination. En 1615, il prit le château d’Ôsaka et régla l’héritage de Toyotomi en exécutant toute sa famille et en dispersant ses derniers vassaux.
En 1603, la première étape fut la fondation du bakufu. Le shôgun (chef militaire du pays) mit en place une organisation militaire, le bakufu, “le gouvernement de la tente”, c’est-à-dire une sorte de Quartier Général en campagne.
Après une période de commerce contrôlé, une série de mesures ferma progressivement le Japon:
- 1613 : interdiction du christianisme,
- 1624 : interdiction aux Espagnols de débarquer au Japon,
- 1635 : interdiction aux Japonais de sortir du pays et à ceux qui en étaient sortis de rentrer au pays,
- 1639 : les Hollandais sont installés à Dejima, les Chinois à Nagasaki, les Coréens à Tsushima. Ce sont les seuls étrangers autorisés à séjourner au Japon.
L’apogée de la période fut le règne de Tsunayoshi (1680-1709) avec une prospérité qui se traduisit par un épanouissement de la culture urbaine. L’ère Genroku (1688-1704) fait figure d’âge d’or. Le contrôle sur l’introduction de livres étrangers fut assoupli, sauf pour les ouvrages traitant du christianisme. Les traités scientifiques occidentaux traduits en chinois purent, eux, circuler.
Yoshimune, aux affaires de 1716 à 1745, fit promulguer des lois somptuaires visant à décourager la consommation et à limiter le luxe, afin de rétablir les finances et d’éviter l’endettement des guerriers. À l’écoute du peuple, il mit à disposition le Meyasu bako, boîte disposée à recueillir les doléances de chacun, en 1721. Il encouragea le défrichement, et, confronté à la famine de 1732, il supprima les dettes des hommes de la bannière ( ses vassaux directs).
Tanuma Okitsugu (1719-1768) augmenta le numéraire en circulation , créant ainsi une inflation incontrôlée. Il lança le pays dans une politique d’exportation vers la Chine, améliora les finances du bakufu. Il dut faire face à de nombreuses catastrophes, comme la famine de l’ère Tenmei (1781-1789) qui ruinèrent ses efforts.
Matsudaira Sadanobu (1758-1829) voulut favoriser l’agriculture et renvoya aux champs une partie de la population urbaine durant l’ère Kansei. Il fonda des hospices et, confucéen de stricte observance, interdit la littérature licencieuse en 1790.
Le gouvernement de IIe shôgun Ienari (1787-1837) connut une relative prospérité grâce à l’essor du commerce. Les mauvaises récoltes de 1832 et 1838 remirent en cause l’équilibre du régime.
Mizuno Tadakuni (1794-1851) appela au retour aux bonnes moeurs, poursuivit les auteurs licencieux et encouragea l’agriculture.
Les bateaux étrangers se multipliant le long des côtes, ordre fut donné en 1824 de couler tout navire s’approchant de trop prés du Japon. La Guerre de l’Opium (1840-1842) fit comprendre aux Japonais que le bon droit ne l’emportait pas toujours. Le bakufu tenta de s’armer.
En 1853, le commodore Perry entra dans la baie d’Edo. Il exigeait l’ouverture du Japon au nom du président des États-Unis. Le bakufu accepta une ouverture, mais fut battu par les partisans d’une résistance à outrance . . . qui finirent par lancer le Japon dans une occidentalisation effrénée au nom du nationalisme !
LA SOCIÉTÉ
La division de la société en quatre catégories : guerriers (shi), paysans (nô), artisans (kô) et commerçants (shô), est la vison idéale que la partie la plus favorisée a voulu donner de la société. Cette vison repose sur une conception chinoise qui établissait les fonctions nécessaires à une société, et non pas des classes ou des ordres, comme ce fut le cas au Japon. Cette division japonaise est donc une production a posteriori visant à justifier la place prééminente des guerriers et le rôle primordial de l’agriculture. Celle-ci fournissait non seulement la nourriture, mais aussi la majeure partie des revenus de la classe guerrière, et donc du bakufu.
Dans la vision confucianiste de l’élite, les différentes catégories de la population permettaient de faire vivre ceux qui assurent l’ordre et la paix, c’est-à-dire, dans le cas du Japon, les guerriers.
Tout individu se devait d’appartenir à un groupe clairement défini, en relation de dépendance vis-à-vis d’un supérieur, la pyramide remontant jusqu’au shôgun. Cette vision laissait de côté plusieurs catégories de la population : la cour de Kyôto et son aristocratie civile, les moines bouddhistes, les médecins.
Chaque catégorie possédait son code vestimentaire, son langage, son habitat, ses coutumes. Cependant, une certaine fluidité existait.
LES GUERRIERS
En 1873, ils étaient près de 2 millions sur une population de 31 millions d’habitants, soit 8%.
Ils se distinguaient par le port du haori, veste ample portée sur le kimono, et du hakama, pantalon large, mais surtout par celui de deux sabres, un grand et un court. Le port du grand sabre ( entre 49 et 57 cm) était un droit de vie et de mort sur les autres catégories de la population (kirisute gomen). Le privilège remonte en 1588 lorsque Toyotomi Hideyoshi interdit le port du sabre à la classe paysanne. Les guerriers d’un certain rang se devaient d’entretenir cheval et armure.
Autre privilège : ils portent un nom patronymique. Privilège partagé avec les gens de la cour.
Les samouraïs formaient un groupe hétérogène : le daimyô (seigneur d’un fief) n’avait rien à voir avec un ashigaru ( samouraï piéton).
Leur première obligation était d’être prêts au combat. Tout bushi (guerrier) devait pratiquer le sabre, le tir à l’arc, la lance, l’équitation s’il le pouvait. L’époque d’Edo fut pauvre en conflit, les samouraïs se reconvertirent dans l’administration. Mais le nombre de guerriers étant largement supérieur au nombre de postes, ceux-ci étaient occupés par roulement, laissant beaucoup de temps de loisirs aux bushi. Ils se mirent aux études. La plupart des penseurs de l’époque étaient donc issus de leurs rangs.
Le dévouement au seigneur primait sur toute autre vertu, et pouvait aller jusqu’à la mort. Il fallut un édit très sévère du bakufu ( gouvernement militaire) en 1668 pour interdire la pratique du junshi, le suicide par éventrement d’un vassal à la mort de son seigneur.
Les guerriers possédaient le privilège du seppuku, l’honneur de pouvoir s’ouvrir le ventre selon un rituel très précis, pour montrer leur désaccord avec leur seigneur ou parce qu’ils avaient été condamnés à mort. Seuls les roturiers étaient passibles des peines infamantes de la décapitation ou de la crucifixion.
Liés à leur seigneur, les bushi se retrouvaient sans maître et sans revenu lorsque celui-ci perdait son fief. Le guerrier pouvait aussi abandonner son maître, et ces rônin (bushi sans maître) pouvaient devenir maître d’armes, maître d’école . . . ou bandits !
LES PAYSANS
Les habitants de la campagne représentaient 85% de la population.
Sous le régime des Tokugawa, la terre appartenait aux daimyô ou au shôgun. L’unité d’administration fiscale était le village (mura), qui possédait une certaine autonomie de gestion, assurée par une assemblée constituée des paysans responsables fiscalement. Le maire (nanushi ou choya) remplissait sa fonction, en général héréditaire, gratuitement.
L’assemblée exerçant une surveillance sur la communauté (exclusion d’ un membre si nécessaire), les possibilités d’expression étaient quasi inexistantes. Lorsque le poids des taxes devenait insupportable, des révoltes éclataient : près de 2 000 entre 1770 et 1870.
LES ARTISANS
Les artisans et les marchands constituaient les chônin (bourgeois). Ils se développèrent au XVIe siècle avec la construction des villes. Ils fournirent dans un premier temps des prestations au palais du shôgun, puis aux guerriers et, enfin, à toute la ville. Dès le XVIe siècle, la fabrication de textiles et de tatami se faisait sur une grande échelle à Ôsaka ou Kyôto.
LES MARCHANDS
Le grand nombre de guerriers en ville et leur oisiveté partielle favorisèrent la fabrication de toutes sortes d’objets : habillement, habitat, armes d’apparat, de plus en plus raffinés. Les guerriers devaient tenir leur rang !
L’épanouissement de l’économie monétaire, dès le règne de Yoshimune, plaça les marchands dans une position très favorable financièrement parlant. Cela favorisa aussi leur prestige social. Cette richesse devait demeurer discrète.
Les maisons de commerce devaient être tenues par des hommes adultes, mais pouvaient revenir à des filles en cas d’absence d’héritier mâle ou à des femmes succédant à un époux, sous le contrôle d’un tuteur qui supervisait la gestion de l’entreprise.
Les commerçants n’ont pas cherché à jouer de rôle politique important.
LA COUR DE KYÔTO
Autour de l’empereur et des maisons princières, les anciennes familles de cour (kuge) formaient un petit monde dont l’importance symbolique n’avait rien de comparable ni à leur nombre, fort réduit, ni à leurs revenus bien modestes, et encore moins à leur pouvoir politique. Le monde de la cour conservait un grand prestige. Dépositaires de traditions secrètes de la poésie japonaise, experts en question de protocole, musiciens, ils restaient des modèles pour l’élite des guerriers. Leur monde était celui de la capitale, Kyôto, et plus particulièrement le quartier entourant le palais.
LES MARGINAUX
En 1871, on comptait : 280 311 eta
23 480 hinin
79 095 autres
Ces catégories trouvent leur origine dans la notion de senmin ( peuple impur) par opposition à celle de ryômin (bon peuple), définies dès la réforme de Taika en 645.
Les eta formaient le groupe le plus nombreux. Ils étaient chargés des travaux considérés comme ignobles depuis l’Antiquité, car liés à la souillure de la mort : le tannage, l’équarrissage, les exécutions capitales, la fabrication des socques et des sandales. Ils consommaient de la viande, n’avaient pas le droit de porter le chignon, étaient vêtus de kimonos de coton et portaient des sandales de paille. Tout contact avec le reste de la population leur était interdit. Ils habitaient dans des hameaux qui n’apparaissaient même pas sur la carte. Ils n’étaient pas recensés, sauf à Ôsaka. Le monopole du travail du cuir pouvait amener à une certaine aisance. Leur condition était héréditaire.
Cette catégorie fut officiellement supprimée en 1871 sous le gouvernement de Meiji quand furent abolies les anciennes catégories sociales. Mais en pratique, les anciens eta furent obligés de perpétuer leur mode de vie dans le Japon contemporain sous la nouvelle étiquette de bunraku min (gens des hameaux).
Les hinin (non-humain) étaient des individus exclus de la société, provisoirement ou définitivement, pour cause de crime par exemple. Il existait des hinin héréditaires : les gens du spectacle, les jardiniers, les puisatiers, les fabricants d’objets en bambou. . .
Les mushuku (sans domicile fixe) occupaient une place importante : l’abandon du village par les paysans les plus pauvres devint un problème social de plus en plus préoccupant ( répétition des disettes et famines). On créa en 1778 des lieux d’accueil; on les envoya aussi sur l’île de Sado , dans les mines d’or, en échange d’un salaire très bas.
Voilà une introduction à l’ouvrage érudit et fort plaisant du couple Macé. Bien d’autres thèmes sont abordés : l’urbanisme et les loisirs, la vie religieuse et culturelle, l’organisation politique, la vie privée et la gestion du temps, le tout agrémenté de croquis, dessins, cartes, d’un petit dictionnaire bibliographique et d’une belle bibliographie. Bref, un petit livre contenant un grand savoir !
Bonne lecture !
© NATHALIE LAURE PAGEOT