CEUX QUI NE MEURENT JAMAIS

Dana Grigorcea

Tout commence dans une jolie maison de Valachie, au sud de la Transylvanie, au pied des Carpates, dans le village de B. où la bourgeoisie de Bucarest aimait à venir en villégiature l’été. Maison qui avait appartenu à la famille de la narratrice, avant que le communisme de Nicolae Ceauşescu ne l’exproprie et ne la meuble dans un style « basse classe » comme le disait tante Margot, qui emmenait ses propres meubles et objets pour décorer la maison à son goût. Débarrassée de « l’ineffable kitsch communiste », la villa Diana pouvait accueillir les amis de passages dans un grand va-et-vient joyeux et insouciant. La villa avait sa propre personnalité : froide, éclairée à la bougie, parfumée à l’encens, alimentée par l’eau de la montagne. Deux cours de tennis étaient à la disposition des invités, qui jouaient avec des raquettes de bois. Bref, le bonheur champêtre ! 

Après la chute de Ceauşescu en 1989,  la villa fut rétrocédée à tante Margot, qui lui redonna son appellation historique : villa Aurora. Le village de B. se dépeupla progressivement, tous les jeunes cherchant un avenir plus glorieux en Italie et en Espagne. La narratrice elle-même partit étudier les Beaux Arts à Paris. À chacune de ses visites, le village avait l’air plus abandonné. Elle constatait tristement que

« B. m’était devenu étranger, presque méconnaissable
et elle eut
 l’impression que cet autrefois se détachait définitivement d’elle ».

Elle revint néanmoins y passer l’été, par amour pour tante Margot, qui, bien que vieillie, conservait son port de tête royal et sa légèreté amusée.

Dès la première nuit, un cri glaçant retentit, suivi de la reptation d’une étrange créature sur le toit.

Première étape d’une série de tragédies : la mort de Didina, une parente, glissant d’un sentier escarpé lors d’une promenade, suivie par la découverte d’un corps d’homme très mutilé dans la crypte où devait être enterrée Didina.

La famille connaît un choc supplémentaire en apprenant que la tombe au fond de la crypte familiale est celle du prince Vlad Dracula, leur ancêtre, semble-t-il. Mais qui aurait pu le savoir ? Le communisme avait tout fait pour effacer la mémoire des gens et réécrire l’Histoire. Et voilà qu’elle était liée à ce prince audacieux, sans lequel, dixit Cioran, « l’histoire de notre peuple ne serait qu’un vaste champ de moutons ».

Mort suspecte + cimetière + Dracula : il n’en faut pas plus pour déclencher une hystérie médiatique internationale. À la plus grande joie des locaux qui essaient tous de profiter de l’occasion pour améliorer leur quotidien, des baraques de souvenirs clinquants au projet de construire un Dracula  Park . . .

Dégoûtée par tout ce manège, la narratrice a la mauvaise surprise de découvrir que le mort, Traian Fifor, fut l’un de ses amoureux de jeunesse, lui aussi parti faire fortune à l’étranger, sans succès. Comment a-t-il pu finir dans la crypte de Dracula ?

Pendant que les touristes affluent de toute part et se précipitent dans le cimetière afin de faire des selfies devant la crypte, la narratrice décide, tout en les croquant dans le style Dracula, de leur enseigner qui était vraiment son ancêtre. Récit qui captive leur attention quand elle établit des parallèles entre le monde médiéval de l’un, dirigé par des boyards cupides et corrompus, conduisant le peuple à se dire que voler les voleurs serait un acte de vertu, et le monde post-communiste, dans lequel les anciens dirigeants et les nouveaux capitalistes se rejoignent dans la malhonnêteté et les affaires douteuses. La narratrice présente le prince Vlad comme un être pieux et juste, empalant les boyards rapaces et les voleurs populaires dans un même geste de justice pour tous.

« Le prince Vlad avait, lui, la force incroyable de regarder le monstre droit dans les yeux sans ciller – et bientôt c’est le monstre qui regarda le prince en face. Et qui eut peur ».

Le pieu du prince Vlad représentait « la vengeance éternelle des Justes », c’était le « pieu qui redressait les êtres veules ». Aussi nombreux alors qu’à présent, se répète la narratrice, furieuse et écœurée par le spectacle pitoyable qui se déroule sous ses yeux. Sentiment partagé par de nombreux villageois.

La narratrice se découvre de nouveaux symptômes inquiétants chaque jour : la disparition de la faim, la perception anormalement aisé de chaque son et mouvement, une puissance l’envahissant chaque nuit, une sensibilité de plus en plus grande à la lumière du jour, son visage ne se reflétant plus dans les miroirs. . . Quand elle peint son autoportrait, elle découvre le visage du prince Vlad ! Va-t-elle, comme lui, considérer que « la justice est le pieu vertical de la croix, qui relie le ciel et la terre ? ».

Dans un récit parfois déroutant, confus, mêlant passé et présent, public et privé, politique et religieux, Dana Grigorcea établit un parallèle entre la Valachie médiévale et la Roumanie contemporaine, toutes deux appauvries par la corruption et la cupidité généralisées face à l’inaction du peuple se laissant saigner, rêvant au justicier qui acceptera d’exterminer les profiteurs (le lecteur pourra profiter d’une description précise de la technique d’empalement).

Cette réflexion historico-politique désabusée se cache un instant derrière une atmosphère champêtre, avant de glisser dans le conte gothique, et de rappeler la première strophe de l’hymne national : « Éveille-toi, Roumain, de ton éternel sommeil ! ».

 

© NATHALIE LAURE PAGEOT


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