Ainsi, avec ce « Dadé », la relation était d’une nature à part. Des grands-parents aux petits-enfants, des petits-enfants aux grands-parents, se crée parfois un lien miraculeux, qui tient au fait que, par une sorte de courbe existentielle, les aînés reviennent, du haut de leur vieil âge, aux sentiments de leur prime jeunesse et saisissent, mieux que quiconque, le printemps de la vie.
Où vont les couleurs quand tombe la nuit ?
Où va la lumière quand le jour s’enfuit ?
Que reste-t-il du monde qui nous entoure quand nos yeux sombrent dans une nuit perpétuelle, quand on perd la vue ?
La petite Mona, âgée de 10 ans, en fait l’expérience douloureuse quand elle se retrouve privée de ce sens pendant soixante-trois minutes.
Une crise qui effraie ses parents certes, mais interpelle surtout son grand-père maternel, Henry Vuillemin, surnommé « Dadé », qui songe aux conséquences désastreuses qui s’ensuivraient si la petite perdait définitivement la vue à son jeune âge.
Henry faisait le constat affligeant que le temps de l’enfance est, par commodité, majoritairement imprégné d’objets futiles et laids. Et Mona n’échappait pas à la règle. La beauté, la vraie beauté artistique, n’entrait que clandestinement dans son quotidien. C’était absolument normal, notait Henry, l’affinement du goût, la construction de la sensibilité viendraient plus tard. À ceci près – et cette pensée l’étrangla – que Mona avait bien failli perdre la vue et que, si les yeux s’éteignaient définitivement dans les jours, les semaines ou les mois à venir, elle n’emporterait avec elle, dans les confins de sa mémoire, que le souvenir de choses clinquantes et vaines. Une vie entière dans le noir, à composer mentalement avec ce que le monde produit de pire, sans échappatoire pour les souvenirs ? C’était impossible. C’était terrifiant.
Alors germe cette idée fulgurante dans l’esprit du grand-père : chaque semaine, il ira au musée le mercredi après-midi voir une œuvre, une seule œuvre, avec sa petite-fille adorée afin de l’initier à l’art, à ce que l’humain produit de plus merveilleux, à « toute la beauté du monde ».
Le Louvre, Orsay, Beaubourg, de la Renaissance avec Botticelli à l’art contemporain avec Soulages qui clôt le voyage, « Dadé » ouvre le cœur et l’esprit de l’enfant, lui transmet ses connaissances et, au-delà de cette passation artistique, opère une transmission humaine faite de leçons de vie, de culture et de philosophie.
L’essence même du roman réside dans cet échange intergénérationnel qui fleurit entre les deux personnages, le grand-père partageant son savoir mais se nourrissant également des réponses et des réactions de sa petite-fille.
Car « Dadé » ne se contente pas de l’éduquer, il initie Mona, il lui passe le flambeau ; toute la beauté du monde certes, mais aussi tout l’éblouissement de l’humanité.
Chaque visite donne lieu à la découverte d’un artiste, d’une époque, des grands moments et bouleversements qui l’ont animée, mais aussi à un message de vie transmis à cette enfant qui se construit.
Ainsi, face au tableau de Gustave Courbet Un enterrement à Ornans, peinture qui illustre le réalisme, la pensée que « Dadé » lui livre est la suivante : « Crie fort et marche droit », en un mot sois fière de ton individualité, brandis-la comme un étendard, elle te définit et t’illumine tout à la fois !
Ce message, Courbet l’avait lui-même reçu de son propre grand-père, et il n’y a rien de plus beau, de plus touchant que de contempler cette complicité qui unit Henry et Mona, à la lumière de l’œuvre de l’artiste et de sa propre vie.
Cette relation fusionnelle entre ces deux êtres que soixante-dix ans séparent nous émeut car, peut-être avons-nous, nous aussi, vécu une telle entente avec un grand-père, une grand-mère.
Il se peut que la personne qui écrit ces lignes ait elle-même expérimenté ce lien avec son grand-père maternel, artiste peintre, qui l’a initiée dans sa plus tendre enfance à l’art à travers ses tableaux, mais aussi en lui présentant les créations des artistes qu’il affectionnait particulièrement : Monet, Degas… L’adulte qui couche ces mots sur le papier se souvient avec une tendre émotion des moments de partage, comme des instants de grâce, avec cet aïeul qui lui a permis d’entrevoir également « toute la beauté du monde ».
Mona regarde des tableaux, d’autres petites filles contemplent des cartes postales, mais peu importe le moyen, seule la fin compte : la transmission !
C’est bien ce que Victor Hugo évoquait dans L’Art d’être grand-père qu’Henry se remémore fort à propos au début du roman :
Peu importe qu’on comprenne immédiatement tout ce que quelqu’un dit, comme s’il fallait que chaque nouveau mot soit déjà un arbre épanoui dans l’immense verger du cerveau. Les éclosions sauraient venir le jour dit, à condition d’avoir tracé des sillons et planté des graines.
La richesse de ce livre réside tout autant dans l’initiation à l’histoire de l’art que dans l’universalité de la relation entre le grand-père et sa petite-fille, cette relation qui parle à l’âme de tout un chacun.
Cependant, au-delà de la beauté, il y a aussi de la souffrance dans ce texte.
Souffrance de la maladie que Mona éprouve en perdant temporairement la vue, souffrance liée au deuil aussi, à la perte : l’ombre de la grand-mère maternelle partie trop tôt flotte en filigrane dans ce récit ; l’effacement de l’enfance au profit de l’âge adulte aussi.
Et, au fil du temps, la perte du grand-père, l’être aimé, qui finira un jour par disparaître à son tour.
L’auteur évoque cela avec beauté et délicatesse ; on ne peut être que touché par la grâce de ses mots :
Un jour, Dadé mourra aussi ». Un jour, il partirait, usé par l’âge, il s’en irait pour de bon, et à jamais, de l’autre côté. Elle le perdrait.
C’est d’ailleurs cela, l’apprentissage de l’enfance : la perte. À commencer par la perte de l’enfance elle-même. On apprend ce qu’elle était en la perdant, et on apprend qu’on perdra tout et tout le temps. On apprend que perdre est la condition indispensable de la sensation vitale, de l’intensité présente. On croit que grandir, c’est accumuler des gains : des gains d’expérience, de connaissance, des gains matériels. Mais c’est un leurre. Grandir, c’est perdre. Vivre sa vie, c’est accepter de la perdre. Vivre sa vie, c’est savoir lui dire au revoir à chaque seconde.
Que de profondeur dans ce récit !
Que d’éclat, de délicatesse et de mélancolie aussi…
Que d’enseignements dans cet écrit !
De culture, de savoir et de philosophie…
En un mot : de vie, quand elle s’inscrit dans l’héritage humain, dans la lignée de ceux qui nous ont précédé et nous ont apporté la lumière, par l’art, qu’il soit peinture, sculpture ou écriture.
Oui, l’auteur évoque aussi, au détour des déambulations dans les musées, les mythes anciens, une histoire persane du Moyen Âge, une maxime en grec ancien « Gnôthi seautón… Connais-toi toi-même », un adage oublié…
Il y a cette passation entre le grand-père et sa petite-fille, mais aussi cette transmission humaine au fil des siècles, ce flot ininterrompu de sagesse et de connaissance, de beauté et de splendeur, mis à la disposition de ceux qui souhaitent voir, entendre, éprouver, ressentir, de ceux qui souhaitent reprendre le flambeau afin de le passer à leur tour, enrichi de leur expérience personnelle.
L’art, c’est l’humanité résumée dans tout son éclat !
L’art, c’est ce qu’il restera de nous…
Thomas Schlesser, Les yeux de Mona, Éditions Albin Michel, paru le 31 janvier 2024, 496 pages, 22,90 €.
© CHARLOTTE LEBECQ (@read_to_be_wild)
Quand on lit les commentaires de Charlotte Lebecq. On doit lire le livre. Sino on rate quelque chose. On plus moi même j eduque ma petite fille de 11 ans et le lien est très spéciale. Donc j ai tres envié de lire le livre. Merci Charlotte.
J’aime beaucoup les citations que tu reprends, dans l’approche du dernier départ.
Comme toujours avec tes commentaires, on a envie d’apprendre et de lire plus.
Merci pour tes mots!