PASCAL OU LE RÊVE ÉVEILLÉ

Blaise Pascal

« Je crois rêver » dit-on face à une situation improbable ou lorsque nous apprenons une nouvelle déconcertante. Cette expression, aussi anodine et innocente soit-elle, est teintée d’une portée philosophique importante au XVIe et XVIIe dans la caractérisation du rêve : est-il illusoire ? Est-il l’exposition d’une vérité cachée ? Définir le rêve, ce n’est pas seulement relever la part d’un inconscient enfoui, mais c’est également mettre en lumière pour Pascal le comportement humain le plus caractéristique qui soit. Le rêve est un éclairage aussi bien de l’homme dormeur que de l’homme éveillé.

LA CONFUSION DU RÔLE ET DE L’ÊTRE 

Peut-on ne jamais être certain de la réalité que nous vivons ? Et si celle-ci n’est que le masque de notre imagination ? C’est la question principale qui motive Pascal dans cet extrait qui nous transporte dans une réalité parallèle et qui nous montre au fond que rêve et réalité ne sont pas si différents que cela. Tout d’abord, Pascal démontre une identité commune entre rêve et réalité du point de vue des affects, et plus précisément du prétendu bonheur que joue sur nous l’imagination d’un rôle : si l’artisan rêve toutes les nuits qu’il devient un roi il sera aussi heureux que le roi qui imagine tous les jours être artisan. L’exemple du roi n’est pas pris par hasard pour Pascal : il y a toute une critique sociale ici à travers l’idée que les fonctions, les métiers que nous occupons ne sont que des constructions imaginaires qui nous donnent une certaine importance ou des désirs présomptueux.

Nous nous perdons dans un rôle que nous prenons trop à cœur à tel point que nous oublions, dans le rêve comme la réalité, notre qualité d’homme mortel : le roi se prétend surpuissant, immortel, infiniment riche, mais ce rôle n’est qu’un trompe-l’œil, un vent d’illusion qui marquent tous les hommes. Lourd est le rêve qui porte la couronne. Le rêve tout comme la réalité a donc ceci de dangereux qu’il nous fait endosser le costume d’un homme maquillé que nous ne jouons qu’intemporellement, il nous fait confondre le rôle et l’être. Bref, dans le rêve, nous nous déguisons autant que nous nous déguisons dans la réalité.[1] Certes, ces rôles nous rendent heureux, mais n’oublions pas nous indique Pascal que ce ne sont que des rôles.

NOUS RÊVONS DE FANTÔMES

Pascal ne s’arrête pas là dans les points en commun en confondant dans un second moment le rêve et la réalité du point de vue de la peur : lorsque nous rêvons que nous sommes pourchassés par ces « fantômes pénibles » nous ressentons la même peur et par conséquent le même malheur dans le rêve et dans la réalité. Encore une fois, nous pouvons là aussi interpréter une certaine critique d’une image sociale de l’homme lequel est, comme semble le sous-entendre ces fantômes dont parle Pascal, tiraillé par le regard d’autrui. Autrui intervient ici comme un jugement extérieur, une ombre qui nous guette sans arrêt et qui nous conditionne dans notre comportement, nos attitudes. Ce qui est intéressant avec Pascal, c’est qu’il remet en question, par la confusion qu’il fait entre rêve et réalité, cette image de l’homme moderne : l’homme actif, éveillé, conscient des enjeux ou des défis qui sont les siens. L’homme dynamique qui passe un nombre incalculable d’appels au bureau. Le rêve suffit à exposer tout l’apanage du genre humain. Le rêve est un langage à lui tout seul, il nous communique tout ce qui nous angoisse autant que ce qui nous rend heureux. Il a ceci de paradoxal qu’il expose, par l’imagination et le mensonge de l’homme envers lui-même, toute sa condition.

ENTRE CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ

Pascal nous fait douter en disant que nos rêves ne sont pas comme l’éveil continu, nous ne rêvons jamais de la même situation. Les rêves sont à la différence de l’éveil hors-série. Et n’importe qui peut, sans être Pascal, en faire l’expérience : tel jour nous rêvons d’une chose, puis d’une autre et ainsi de suite. Or, le philosophe est surprenant, il déploie dans le dernier paragraphe ses ailes de géant en affirmant que « la vie est un songe un peu moins inconstant » : nous vivons dans la croyance perpétuelle que ce que l’on croit être vrai l’est, que ce que nous considérons comme le bonheur l’est réellement. Nous vivons dans l’inconscience, ce qui demande ainsi d’interroger les présupposés du bonheur terrestre : est-il là où on le croit ? Est-il celui que nous croyons ? En soulignant que la vie est un songe, Pascal prend également le terme de songe au sens de l’idéal, d’une construction future qui peut faire l’objet des plus grandes déceptions tant on l’attend vainement. Le roi affirmé et convaincu de son bonheur n’est-il pas déchu de sa royauté ? Ne tombe-t-il pas de haut en comprenant cela que tout ce qui l’entoure, toute sa conscience n’est qu’une gigantesque pièce de théâtre ?

Prométhée enchaînée, Nicolas Sébastien Adam, 1762
Nicolas Sébastien Adam, Prométhée enchaînée, 1762

C’est tout un style esthétique et moral qu’expose implicitement cette dernière phrase. On retrouve un Pascal baroque[2], lui qui considère la vie comme un trompe-l’œil, comme un long chemin fait d’irrégularités, d’inconstances (ce qu’exprime la sculpture ci-dessus) qui peuvent aussi bien renvoyer aux passions de l’homme, à ses affects (comme la peur), qu’à ses ignorances, les opinions qu’il se fait des rôles sociaux ou des costumes qu’il se prête. Rappelons que cette phrase est tirée de la pièce La vie est un songe de Calderón dans lequel on retrouve Rosaure, jeune fille déguisée en homme qui cherche à se venger du duc Astolphe. L’importance du déguisement, du caractère imparfait des hommes (au sens immoral du terme, l’homme n’est pas un Dieu, il est cet être sujet aux passions), de cette longue entreprise qui consiste à faire de la réalité un ensemble de petites comédies, toutes ces petites touches réunies nous montrent ainsi que le rêve a moins, en tout cas chez l’auteur, une portée psychologique que morale. Mais si la vie n’est qu’un songe décevant, sortir du rêve ne serait-ce pas pour Pascal suivre l’ascension de la foi ?

 

© BASTIEN FAUVEL


[1]     Nous retrouvons également dans les Fragments Vanité n°38 cette insistance de Pascal sur le déguisement que revêt par exemple le magistrat dans la justice imaginaire qu’il exerce. Par l’absurde, Pascal montre que ces costumes qui font prétendument autorité quand on les porte ne font en réalité que décrédibiliser l’homme : « S’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés »

[2]     Style pictural du XVIe siècle qui insiste sur les irrégularités de la matière mais également des attitudes humaines. Ces irrégularités qui nous font précisément remettre en question la légitimité même de la vie et du bonheur terrestre proprement humain : « La vie est toutefois à l’ombrage semblable, à l’ombrage tremblant sous l’arbre d’un verger » J.-B. Chassignet, Du Mépris de la vie.

Image : La vie est un songe, pièce de théâtre de Pedro Calderón de la Barca, 1635.


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