RÊVER L’AUTRE EN LITTÉRATURE

Benjamin Demassieux

Peut-on parler de littérature sans évoquer les images suscitées par les mots ? L’écriture des nouvelles romances à la mode joue sur l’imagination de ses lecteurs — souvent jeunes — et sur les représentations sensorielles qui découlent de l’activité de lecture, dans ses bons et mauvais côtés. 

Peut-on concevoir un roman, une fiction, sans les scènes, les personnages, les odeurs et les sens ? Si je vous dis, pensez à un éléphant rose, vous y penserez, assurément, puisque vous chercherez à renvoyer à une expérience connue du langage. Vous pensez à une image d’éléphant, vous pensez à la couleur rose. L’alliance des deux vous permet de créer une figure grâce à une capacité incroyable : l’imagination.

Si l’imagination est l’outil dont use l’auteur — l’écrivain — il peut aussi en abuser afin de projeter ses propres fantasmes dans l’imaginaire de son lecteur.

ORIGINES DU FANTASME

Les mots ont une immense valeur évocatoire. Dans l’Antiquité, Théophraste, un philosophe grec du IVe siècle avant J.-C., dans son traité Sur les caractères[1], utilise le mot ekphrasis afin de désigner une description détaillée et vivante d’une personne ou d’une chose. Si la littérature moderne tend à ne garder l’ekphrasis que pour la description artistique (d’un tableau dans un roman, par exemple), la notion est bien plus complexe que cela. C’est une description si riche et vive qu’elle donne à voir sous les yeux du lecteur-auditeur. On nomme cette vivacité de description l’enargeïa.Bien entendu, le genre par excellence de création de cette image mentale faisant appel à l’imagination (ce que les stoïciens nomment fantasia[2]) est l’épopée. Dans les poèmes homériques, nombreuses sont les descriptions riches et détaillées poussant l’auditoire à voir sous ses yeux — comme dans un rêve collectif — les exploits des guerriers d’antan.Pour ne citer que le plus fameux, le bouclier d’Achille[3] dans l’Iliade d’Homère représente le cosmos tout entier, les dieux, les cités, les mortels. C’est le moment pour le poète de s’adonner à une description impossible de cet objet merveilleux forgé par Héphaïstos pour le héros Achille. Et c’est justement parce que l’objet ne peut pas exister que l’ekphrasis a tout son sens. La prouesse du poète consiste à trouver la force de mettre sous les yeux de son auditoire un objet impossible. Si la réalité a des limites, la fantasia, elle, n’en a pas.Alors qu’en est-il des images polluantes ? Celles qui éveillent le désir ? Pour Platon, le fameux fantasme est une image mentale déformée de la réalité, une illusion créée par l’imagination. Au contraire, pour Aristote, le fantasme est une faculté de l’âme qui permet de combiner des images et de créer des représentations nouvelles. Les deux perceptions sont donc radicalement opposées.

De la pensée de Platon, les stoïciens retiendront partiellement la culpabilité morale du fantasme. Cela peut être une image bonne ou mauvaise puisqu’elle provoque l’éveil des sens et peut tromper le corps. Si la fantasia est un procédé qui permet de créer des images vraies ou fausses et de faire ses jugements (en imaginant des situations et leurs conséquences, l’on peut prendre les bonnes décisions), le fantasma (littéralement : « la chose qui vient de l’imagination ») qui en découle est l’image mentale qui influence nos sensations. Tout l’intérêt est donc que cette représentation mentale soit vraie.

Ce n’est véritablement qu’à partir de Saint Augustin que le fantasme devient une source de tentation et de péché, car il détourne l’âme de la contemplation de Dieu. Il faudra attendre ensuite Descartes pour insister davantage sur cette définition incomplète du fantasme comme source d’erreur et de confusion, car ne permettant pas de distinguer la réalité de l’illusion.

FANTASMER LA PREMIÈRE FOIS, FANTASMER LA VIOLENCE

L’un des enjeux de cet article est de pouvoir amener le lecteur à se poser la question de la place de ces images en littérature.

En effet, si les programmes sont conçus de telle façon qu’il ne faut jamais aborder, par pudeur, la littérature érotique, cela ne dérange personne d’étudier avec une classe de cinquième les contes des Mille et Une Nuits[4]. Rappelons-le crûment, les Mille et Une Nuits sont une œuvre particulièrement licencieuse dans laquelle il est question de violence, de viol, de personnes coupées en morceaux et autres images macabres. Bien plus macabres que les contes européens. Le roman libertin, par exemple, répond à un souhait d’excitation et de littérature qui dépasse la seule revendication du courant libertin, comme on souhaite nous l’apprendre au lycée.

On ne conteste pas l’intérêt de la lecture des Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos à l’épreuve anticipée de français en classe de première alors que le livre, fondé sur des échanges de lettres, n’est qu’une incitation à la débauche sous couvert de choquer volontairement les mœurs.

Il s’agit donc ici de différencier l’idéologie, au sens philosophique, et les enjeux moraux. L’auteur n’est peut-être pas obligé d’écrire en vue de rester moral, mais il doit être responsable des images mentales qu’il crée et ne pas se cacher sous une excuse aussi mièvre que la bonne conscience intellectuelle ou la liberté de pensée.

Contre-exemple par excellence, au sujet du marquis de Sade qui écrit dans sa cellule de prison, Foucault[5] déduit que cette écriture de la répétition n’est rien d’autre que de l’onanisme sans cesse réitéré, rien de plus. C’est une sorte de pornographie revendiquée ouvertement et choquante pour les lecteurs de toutes les époques confondues. Il ne lui manque que le projet d’écriture « philosophique » de Laclos. C’est pour cette raison que la littérature contemporaine ferait bien de se sentir responsable, à bien des égards, de véhiculer encore aujourd’hui des stéréotypes propres à la société patriarcale, masculine et toxique. Vous observerez par ailleurs que c’est une problématique dont personne ne parle avec beaucoup d’engagement dans les médias. Il y a un paradoxe fondamental dans la dark romance[6] : comment peut-on être vigoureusement féministe et créer des situations romanesques qui reproduisent des amours sans consentement ?

« Laissez-nous imaginer ! », me direz-vous. Pourtant, c’est là un problème de la littérature contemporaine qui ne censure pas forcément ce qui devrait l’être et pense en termes mercantiles. Personne ne continue à encenser Gabriel Matzneff pour les situations monstrueuses et pédophiles décrites dans ses journaux intimes alors que les maisons d’édition publient allègrement des romans décrivant viols et autre syndrome de Stockholm.

Cet amour est en réalité une passion, renvoyant à l’étymologie latine du mot « patior », « je subis, je supporte, je souffre ». C’est un amour passion dans lequel on continue de véhiculer la validité du rapport de domination entre hommes et femmes, et cela ne semble étonner personne, puisque cela vend. Le pouvoir de l’évocation par le mot est négligé alors qu’il est d’autant plus puissant (voire davantage) qu’un film pornographique ou qu’un film d’horreur en vertu de cette fantasia. L’imagination n’est pas cantonnée au point de vue d’un réalisateur. Le lecteur est prisonnier de l’auteur dans ces cas.

Excepté si l’on souhaite se faire peur, il devient urgent que nous prenions de nouveau au sérieux l’écriture afin de faire des choix éclairés et savoir clairement ce que nous souhaitons avoir en tête ou non.

 

© BENJAMIN DEMASSIEUX


[1] Il s’agit d’un livre répertoriant les différents types de personnes selon leur parler, leur morphologie. Cette œuvre inspirera Les Caractères de La Bruyère et certaines croyances de la physiognomonie qui consiste à deviner la psychologie d’une personne à son physique.

[2] L’expression vient du verbe grec ϕαίνω (faïno) qui signifie « faire apparaître, mettre en lumière ».

[3] Iliade, XVIII, 478-617

[4] Les Mille et Une Nuits, Contes choisis, tome I, Édition et trad. de l’arabe par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, avec la collaboration de Touhami Bencheikh, collection Folio classique (no 2256), Gallimard, 1991.

[5] Michel Foucault, La grande étrangère : À propos de littérature, éditions de l’EHESS, Audiographie, 7, 2013.

[6] La dark romance, ou « romance sombre », est un sous-genre de la littérature sentimentale qui se distingue par ses thématiques plus sombres et intenses. Apparu dans les années 2010 et devenu très populaire sur les plateformes de lecture en ligne (Wattpad) dans les années 2020, ce genre explore les relations amoureuses dans des contextes atypiques et souvent controversés de relations de domination.Quelques caractéristiques sont communes à de nombreuses dark romances :

  • L’interdit et la transgression,
  • L’intensité émotionnelle qui débouche sur un amour toxique,
  • Des thématiques sombres : la violence, la mort, la tragédie, la manipulation psychologique et les secrets sont des thèmes récurrents,
  • La complexité des personnages : les héros et héroïnes de dark romance sont souvent des personnages complexes et imparfaits. Ils peuvent être brisés, torturés, antipathiques ou même carrément dangereux. Il n’est pas rare que la dark romance mette en scène un tueur.

Ces dernières années, on retient quelques titres de dark romances comme Captive de Sarah Rivens, Hadès et Perséphone de Scarlett St. Clair ou encore bien plus avant ces deux phénomènes Cinquante Nuances de Grey de E. L. James.


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