La figure de la louve (ou du loup) est un motif narratif qui revient dans un grand nombre d’œuvres littéraires. Par exemple René Char le présente comme un inconnu mystérieux qu’il décrit ainsi : « Loup, je t’appelle, mais tu n’as pas de réalité nommable. De plus, tu es inintelligible ». Chez René Char, la figure du loup s’inscrit dans l’opposition entre l’ombre et la lumière. De la même manière, dans Hécate et ses chiens, Paul Morand décrit le personnage de Clotilde comme étant habitée par une chose qui « l’entraînait dans un monde noir où commençait pour elle un désir sans fin[1] », qui provoque l’angoisse et l’incompréhension de son amant car elle lui apparaît « possédée par quelque chose[2] ». Ou encore la louve de La Dame à la louve de Renée Vivien, un animal étrange qui grogne de manière lugubre. Le roman d’Ornela Vorpsi Tu convoiteras (Gallimard, 2014) s’inscrit dans cette filiation et pourrait venir s’ajouter au corpus des œuvres littéraires mettant en scène cette opposition entre l’ombre et la lumière, dans laquelle le désir est habité par ce qui est vécu comme un tiers pour la personne qui en est l’objet. Comme si le sujet qui désire se dédoublait en un désir lumineux et un désir mystérieux. Ce désir qui se diffracte en deux composantes peut interroger l’identité du sujet désirant. Qui est-il, qui est-elle réellement ? On pourrait étendre cette mouvance littéraire à des œuvres comme Le joueur de Dostoïevski ou Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. Le narrateur est plongé à un moment donné dans une crise du désir qui provoque un état de tension extrême, lié à l’instantanéité de ce qui surgit. Le loup, la louve, se réveille, et il faut nourrir l’animal. Crise du désir et crise identitaire se répondent dans une périchorèse dont la ronde semble ne jamais pouvoir s’arrêter.
Ainsi le roman d’Ornela Vorpsi met en scène un personnage féminin, Katarina, désirant vivre paisiblement en tant que mère de son fils auprès d’un mari rassurant, c’est son désir profond, mais qui est travaillée par un autre et mystérieux désir dont la description au fil des pages permet de l’envisager comme une forme de réincarnation de la louve ancestrale qui habite Hécate ou qui accompagne la dame à la louve.
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Lisons le récit d’Ornela Vorpsi. Le plaisir et surtout l’accès au plaisir, la possibilité de trouver le plaisir, l’espoir aussi d’y parvenir, tout cela semble manquer au personnage de Katarina. Ce manque qui prend la forme d’une morsure au fil des pages, une morsure d’autant plus féroce que le plaisir semble revêtir pour Katarina une grande importance dans sa vie, amène Katarina à éprouver dans son corps un déchirement intérieur dont l’acmé est présenté au début du roman, au moment même où elle est partagée – mais écartelée serait ici un mot plus juste – entre son amant, dont elle sait qu’il va lui procurer ce plaisir dont elle a besoin et que ne lui donne pas son mari, et son fils qui, malade, ne peut pas être gardé à la crèche et nécessite qu’elle reste chez elle. Ce supplice devient horrible, insupportable, insoluble à mesure que le désir se fait davantage pressant. La temporalité du désir en crise se détache du temps de l’horloge et provoque une rupture entre Katarina et elle-même. Ainsi elle se dit qu’elle fera fondre un comprimé soluble de Lexomil dans le biberon de son fils pour que, à la crèche, il dorme. Et qu’elle puisse enfin libérée, se rendre chez l’amant qui comble son désir.
TORTURE MENTALE
Mais cela devient une torture mentale. Les actes et les pensées s’entremêlent, elle fait une chose et en pense une autre, presque son contraire. Plus le désir s’intensifie et plus elle devient comme le fantôme d’elle-même, tandis qu’un autre fantôme, celui de l’autre Katarina, surgit devant elle. Une ronde des spectres en attente d’incarnation ou plus exactement en attente de résolution. Dans quel monde vit-elle réellement, où se trouve-t-elle, chez elle en train de chercher à en partir ou chez son amant qui va pouvoir lui donner ce dont elle a absolument besoin, un besoin vital. Mais son fils a aussi un besoin vital, que sa mère s’occupe de lui car il est malade. Tout devient de plus en plus compliqué. Son fils surgit dans ses pensées alors même qu’elle ne l’attendrait pas là où elle est. Cela nous vaut quelques scènes presque oniriques tant elles sonnent justes dans leur description. Par exemple Katarina « va prendre une combinaison fendue au niveau de son sexe » (elle veut « se faire prendre par derrière », p. 76) mais son fils lui apparaît mentalement et elle ajoute à l’adresse de ce fils fantôme qui occupe ses pensées « là d’où tu es sorti » (p. 81). La combinaison de jeu ne semble pas suffisante : « il y aura aussi des jouets que maman va utiliser » car « eh oui, on continue à jouer, mon fils ». Les jouets ressemblent à « des instruments et des mécanismes de torture moyenâgeux » (p. 85), exprimant le mystère des voies du plaisir que Katarina trouve avec son amant qui lui convient tant. Elle se répète qu’il faut profiter de la vie et pourtant en même temps « pense à ton enfant, Katarina » (p. 90). À la fin, elle devient « tendue jusqu’à la torture dans le désir » (p. 92). Une torture qui crée une tension dans laquelle elle se tord.
Mais voilà, son fils est vraiment malade. Pour ne pas entendre les appels des éducatrices de la crèche (elles vont lui téléphoner plusieurs fois) Katarina éteint son téléphone portable. Cela devient l’enfer. Une Katarina court à la crèche, une autre court vers son besoin de quelque chose d’important pour elle. Un instant, elle se dit que cet amant parfait qui lui apporte tout le plaisir dont elle a besoin, est-il vraiment si parfait ? Tout à coup il devient ridicule et inadapté (« c’est un gentil idiot », p. 100). Mais, si elle met de côté la vacuité de leurs conversations, l’ennui, l’absence de mystère du jeune homme (l’amant a vingt ans de moins qu’elle), il est parfait. Alors que cherche-t-elle ? Pourquoi y aller ? Pourquoi cette obsession érotique ? Pourquoi cette détermination mystérieuse ? Presque un déterminisme. Au mystère du non-mystère de l’amant répond le mystère du mystère de ce que l’amant apporte. Et ce mystère est si grand que, malgré la vacuité, il semble à Katarina absolument nécessaire d’aller à sa rencontre, même au prix de la fièvre de son fils malade à la crèche. Elle pense à la Médée d’Ovide (« je vois le bien, je l’approuve et je fais le mal », Les Métamorphoses, VII, 20). Alors qu’elle prend son fils dans ses bras, la combinaison fendue et les instruments de tortures médiévaux réapparaissent.
TAPIE DANS LES PROFONDEURS
À la fin, tout est « rentré dans l’ordre » (p. 111). Son mari dort. Elle dort à côté de lui. Comme le mariage est doux, confortable, rassurant. Son fils va mieux, il dort aussi dans la chambre d’à-côté. Tout est calme, loin de l’écartèlement de la journée sous la torsion du désir. Et pourtant, dans le noir, quelque chose rode, une forme mobile sous les eaux calmes de la paix du soir. Alors Katarina aperçoit le livre La Vénus à la fourrure. On comprend alors que quelque chose de vital pour Katarina ne trouve pas sa résolution dans l’univers feutré que son mari « aux larges épaules » lui apporte alors que son amant « aux épaules étroites » ne lui donne pas, quelque chose de vital dont la puissance est telle qu’elle parvient à recouvrir les défauts de l’amant qui a un « front radin reflétant une âme sans grandeur ».
De quoi s’agit-il ? La réponse est donnée au fil des pages du livres, tels les petits cailloux du Petit Poucet. Une « Katarina cachée, tapie dans les profondeurs » (p. 11) guette, attend son moment pour se lever et venir percuter la Katarina du jour, une Katarina présentée comme la « fille des brûlures » (p. 12) sans lesquelles elle ne peut vivre, une femme qui sait que l’amour est toujours cruel et exigeant, nourrie au pessimisme romantique de Tourgueniev dont le roman Premier Amour, apprend-on, l’a profondément marquée. Elle s’était identifiée à Zénaïde Alexandrovna. Elle s’imaginait devant Piotr « jouant avec un fouet qu’il caressait de temps en temps entre ses doigts » précisant quelques détails pour alimenter le fantasme, comme « il a ôté la ceinture de son pantalon, c’est plus sexy » (p. 15). Et l’imaginaire de Katarina s’emballe. Piotr « fouette Zénaïde Alexandrovna. Très fort, très très fort ». Ce qui est important, semble-t-il, dans le fantasme de Katarina est que « la fière et envoutante Zénaïde Alexandrovna [soit] à sa merci » et Katarina prolonge la scène, quittant Tourgueniev qui lui a fourni l’ingrédient de départ : Zénaïde Alexandrovna « donne son dos à Piotr » (p. 16) puis la voici « nue face contre mur ». Plus rien ne semble arrêter le flux des fantasmes. Katarina rêve que la ceinture de Piotr « dessine des stries rouges » sur le dos de Zénaïde, dont la peau devient « lacérée [par] des marques bleues », les fesses de Zénaïde sont « rayées » (p. 17). À la fin de la séance de flagellation, Katarina s’endort.
Tout serait bien dans le mariage, dans la nuit, « dans ce lit où dort son mari dont elle aime le pas gracieux, la voix, les mains nobles » (p. 21). Mais un animal a pris le ventre de Katarina pour logis, il s’y terre, est là, juste là, comme « un monstre rouge dans son ventre » (p. 47). Elle fait parler un personnage du roman, Lazare : « souvent cet animal me réveille au plus profond de la nuit et me parle. Il est incommode (…), il ne me laisse jamais en repos » (p. 44). Elle ajoute « je suis né et il était déjà dans son ventre. Lui c’est peut-être moi. » Elle précise « je l’ai rencontré à l’âge de onze ans. Je me souviens très bien de cette nuit-là. La nuit de la rencontre avec mon animal » (p. 45). On pense à La Dame à la louve de Renée Vivien. Les fantasmes de Katarina poursuivent leur ronde infernale : « être sodomisée en étant vierge fait partie des scénarios préférés » (p. 39, répété par p. 45). Elle imagine son amant et se laisse « envahir par le désir obsédant de lacérer [son corps et de lui] déchirer les fesses » (p. 75). Elle-même est étonnée devant cette « étrange envie » (p. 76). D’où l’intérêt des « substituts de plastique noir » (p. 86). Elle croit que le fantasme s’est éloigné mais le voilà qui revient inversé, « pourquoi son envie de violer [son amant] ? De lui déchirer les fesses, de l’écarteler ? » (p. 98). Pourquoi cette relation si compliquée avec son amant, avec elle-même ? De quoi ce désir étrange est-il le nom ?
Quelque chose ne va pas dans la paix conjugale qui la rassure. Katarina ne s’y retrouve pas même si elle la désire. On comprend alors les critiques qu’elle adresse mentalement à son amant, si peu intéressant à côté de son mari. Mais, comme l’écrivait La Fontaine à la fin de La Matrone d’Éphèse, peu importe la qualité du remplaçant, car pour les sens de celui ou celle qui hurle sous le manque, « mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré. » Ainsi Katarina ne peut qu’envisager partir à la recherche de ce qui lui manque mais qui, évidemment, est interdit. Alors naît la convoitise.
TU CONVOITERAS
La convoitise est le désir de posséder et de jouir d’une chose qui, en général, est interdite à celui qui la voudrait. La convoitise naît de cette interdiction même. Autrefois, dans le vocabulaire médiéval, la convoitise était qualifiée de péché. Alors, et on comprend que c’est inéluctable, inexorable, inscrit dans la nature même des choses, une nature qui a « de drôles de lois » (p. 49). Katarina convoite son amant. Non pour ce qu’il est mais pour ce à quoi il lui permet d’accéder. Et la convoitise, comme toute mécanique qualifiée de péché dans le sens où elle révèle un désordre interne, réclame son dû, son aboutissement. La louve a faim. Il faut la nourrir. Alors Katarina ne dort plus. Pourquoi donc a-t-elle tant besoin de lui, se demande-t-elle. Dans la nuit, dans le noir, dans l’angoisse, dans la détresse, dans l’attente, alors que son corps crie sous l’effet du manque de son amant salvateur, elle regarde son téléphone portable. Il est une heure moins vingt du matin. Pas de message de l’amant. L’angoisse prend une proportion démesurée. On imagine Katarina se tournant et se retournant dans son lit, quand elle se demande finalement « mais pourquoi l’étranger ne lui écrit-il pas ? » (p. 112). Le vide. L’horreur du silence. Et le texte se termine sur cette angoisse, suivie par 14 pages blanches qui achèvent le livre. Blanches comme la nuit du désir.
© CHRISTIAN WALTER
[1] Paul Morand, Hécate et ses chiens, Gallimard, 1981, p. 50.
[2] Id. p. 62.