« MÉTÈQUE, CE MOT QUI ME DÉFINIT », ABNOUSSE SHALMANI


Abnousse Shalmani est journaliste et écrivain contemporaine. Née à Téhéran en 1977, elle quitte l’Iran avec ses parents en 1985, après l’arrivée d’Ali Khamenei au pouvoir. La famille s’installe en France et les questions identitaires commencent à germer comme des graines encore endormies dans la tête de l’enfant.

Dans son ouvrage Éloge du métèque[1] paru en 2019 chez Grasset, elle se raconte à travers la figure du métèque. Mot ô combien grossier aujourd’hui, devenu insulte dans la bouche de ceux qui le prononçaient, mais qu’Abnousse Shalmani réintègre dans notre vocabulaire à l’image de Georges Moustaki ; en écrivant son amour, non pas pour le mot générique mais pour ceux qu’il englobe, ceux qu’il embrasse, c’est-à-dire en s’adressant « aux esprits libres, aux athées, aux juifs, aux Noirs, aux métis, aux Arabes, aux étrangers, aux vagabonds, aux clochards »[2].

Le livre s’ouvre sur des questions que les journalistes lui posent régulièrement lors de rencontres en salons ou en bibliothèques. « Seriez-vous devenue écrivain sans exil ? » ; « Vous considérez-vous française ou iranienne ? » ; « Qu’est-ce qui demeure d’iranien en vous ? ». Tant de questions légitimes qui renvoient, néanmoins, la femme et l’écrivain à ses origines. Pourtant, Shalmani finit par les entendre et se les renvoyer. Elle les appréhende, les prend en compte, s’interrogeant alors sur son propre parcours, sur sa propre identité.

UNE FILLE VENUE D’AILLEURS

Elle passa les dernières années de son enfance dans le quartier de la Bastille (avant que l’Opéra ne s’y installe). À cette époque, dans les années 1980, le quartier était populaire, les cultures se mélangeaient comme les goûts, les traditions, les langues sans que personne ne fasse jamais état de son origine « si ce n’est pour en rire, pour en apprendre, pour se mélanger »[3]. Elle y décrit une harmonie et une énergie qui forment certainement sa seule et unique nostalgie.

« Nous étions tous des déplacés, tous d’ailleurs, dorénavant d’ici. »[4] marque l’avant et l’après, un changement, un état de mutation, le sceau de l’exil aussi. Cependant, le pays natal n’était qu’une formalité, un détail parmi d’autres. Les joies, les peines, les activités quotidiennes primaient sur ces questions purement identitaires. Les habitants du quartier étaient liés par le fait de ne pas être nés ici, d’être des vagabonds solitaires abolissant les frontières ; l’origine ne devait pas en être une. Elle ne devait pas devenir les quatre murs d’un habitacle aveugle.

L’IDENTITÉ OU LE FRUIT D’UNE CONSTRUCTION CULTURELLE         

Le philosophe David Hume proposait au xviiie siècle une définition sans demi-mesure du terme. Il affirmait que l’identité n’était rien, si ce n’est une simple illusion du temps, une fiction figée par les perceptions subjectives érigées en vérités. Au mieux, tout ne serait que mise en scène, au pire qu’un mirage, impalpable, sans matérialité.

Plus récemment, Jean-Claude Kaufmann[5] explique que l’identité existe dans la temporalité et oscille, par conséquent, entre être et paraître, entre mouvement et fixité. L’identité serait le moyen, l’outil pour figer la réalité changeante du monde. Elle serait alors un processus sociologique marqué historiquement, comme le procédé photographique est la trace matérielle d’une époque, d’une histoire ou d’une personne, réfutant par ailleurs les théories affirmant que l’identité se définit principalement par un schéma ADN. Shalmani épouse cette équation complexe : « je refuse de n’être qu’une suite de cellules héritées de mes parents, je refuse d’être entravée par la tradition, de n’être qu’une partie d’une communauté organique, faite de culture et de langue. Je refuse de n’être que le fruit pourri d’un déterminisme historico-génétique qui honnit le doute et la liberté. »[6]. Elle réfute le déterminisme au profit de la force.

Ainsi, l’identité désigne ce que nous sommes, pour nous, pour l’autre, par nous et par l’autre. Mais pour être, il faut être vu et reconnu. C’est bien le regardeur qui fait le tableau ! Elle devient alors la reconnaissance de ce que nous sommes ou de ce que nous souhaitons exposer, démultipliant les identités dans ce qu’elles ont de visible au fil des années. L’identité évolue, change, s’adapte et se façonne, faisant de chaque être une entité complexe au sein d’une communauté, quelle qu’elle soit.

« [mon grand-père] me disait que je ne serais plus jamais iranienne, mais je ne deviendrais jamais française. »[7]. Alors qu’est-ce qu’être ? « s’il me faut choisir une identité en ces temps où chacun est sommé de se présenter un drapeau à la main, disant son origine nationale, ethnique, religieuse, sexuelle, ses préférences, le passé dont il se réclame, je choisis le métèque. »[8]. Derrière ses mots, c’est toute la force vitale qui anime Abnousse Shalmani et de laquelle elle tire son identité. On perçoit les longs tiraillements de sa réflexion pour atteindre sa quête d’autonomie et de liberté.

« On ne naît pas métèque, on le devient. »[9]

LE MASQUE SOCIAL ET LES IDENTITÉS PLURIELLES

Notre identité est-elle modelée par le monde culturel dans lequel nous vivons ? Celle-ci est-elle déterminée par notre perception et notre compréhension de ce monde ? Si tel est le cas, l’âge, le sexe, la religion, l’histoire, la situation géographique orientent considérablement notre manière d’exister et déterminent nos rapports humains et ce que le sociologue Erving Goffman[10] nommait les cadres sociaux transformés. Ces cadres sociaux sont en fait les éléments qui forment l’identité acceptable : le masque social. Romain Gary, à qui Shalmani consacre tout un chapitre, est un personnage exemplaire sur le sujet. Comment concilier masque et identité quand le premier finit par coller au second ?

Goffman décrit deux types généraux d’identités sociales. Les identités virtuelles qui désignent ce que l’on attribue comme stigmates à l’individu et les identités réelles qui désignent ceux que l’on attribue à l’autre. Les dernières sont prouvables par divers moyens, elles induisent alors une forme d’objectivité puisqu’elles peuvent être partagées. C’est ce qui constitue, par ailleurs, les termes de la norme sociale. Le sociologue explique que l’individu stigmatisé ne se perçoit pas comme différent d’un quelconque être humain, néanmoins, il se conçoit comme quelqu’un à part possédant sa propre singularité et c’est également ainsi que le perçoivent les autres (non stigmatisés par le stigmate). Mais quel est le sens d’attribution et de perception ? Sont-ce les autres qui influent sur sa propre perception ou bien se considère-t-il ainsi de manière indépendante ?

Le métèque, par son exil, son déracinement ou par ses dites caractéristiques en dehors de la norme, ne possède pas un unique visage mais une multitude. Il foisonne d’expressions, de langues, d’attitudes qu’il aurait côtoyées ; autant qu’il fabrique ses propres masques. « Les masques qu’il porte sont indispensables à sa sécurité comme à son bonheur »[11] plus encore que n’importe quel autre Homme. Le masque lui sert de camouflage comme un habit qu’il revêt pour passer inaperçu et ne susciter ni la méfiance ni la suspicion. Par son exil, son déracinement ou par ses dites caractéristiques en dehors de la norme, il est cet être « bâtard et instable qui trouve la cohérence dans les masques. »[12], un équilibre réinventé, une recomposition de son identité.

Finalement, Abnousse Shalmani définit l’identité comme les choix opérés par l’Homme, sans faire table rase de son histoire pour autant. Des choix dictés par la seule force de vouloir exister. En choisissant la sienne, elle devient cet être « difforme, mais libre »[13] : une métèque.

 

© DAVID VALENTIN

 


[1] SHALMANI, Abnousse. Éloge du métèque. Éditions Grasset, coll. Livre de poche, 2019.

[2] Ibid., p. 12.

[3] Ibid., p. 36.

[4] Ibid., p. 36.

[5] KAUFMANN, Jean-Claude. L’invention de soi. Une théorie de l’identité. A. Colin, coll. Individu et société, 2004.

[6] SHALMANI, Abnousse. Éloge du métèque. Éditions Grasset, coll. Livre de poche, 2019, p. 14.

[7] Ibid., p. 39.

[8] Ibid., p. 13.

[9] Ibid., p. 37.

[10] NIZET, Jean, RIGAUX, Nathalie. La sociologie d’Erving Goffman. Éditions La Découverte, coll. Repères, 2005. Erving Goffman désigne trois stigmates distinguables ainsi : les dévalorisations corporelles (handicaps physiques, malformations), les dévalorisations morales (homosexualité, transsexualité, etc.) et les dévalorisations tribales (ethnie et religion).

[11] SHALMANI, Abnousse. Éloge du métèque. Éditions Grasset, coll. Livre de poche, 2019, p. 37.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 15.

Correction : Julie Poirier


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