Qui peut se vanter, aujourd’hui, d’être épargné par la société de consommation ?
Si la question est politique et par bien des aspects, discutable, elle soulève tout de même un constat : nous sommes des récepteurs d’influences, comme ont pu le qualifier Jean Baudrillard, Gilles Lipovetsky ou encore Sylvain Delouvée. Des absorbeurs d’idées tendance, de modes, de comportements… Les publicités que nous apercevons, les séries que nous regardons, les artistes que nous écoutons, influencent indéniablement nos modes de vie, nos comportements et alimentent, depuis longtemps, l’imaginaire collectif.
DE L’IMAGINAIRE DE CONSOMMATION À L’IMAGINAIRE COLLECTIF ET POLITIQUE
De la pratique à la théorie, dans notre société contemporaine, qu’incarnent les marques ? Selon Raphaël Llorca, communicant, doctorant en philosophie du langage et expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, « les marques ne façonnent plus simplement nos imaginaires de consommation, mais plus largement nos imaginaires collectifs[1] et politiques ». Dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire de 1960, Gilbert Durand insistait sur le rôle fondateur du mythe dans la constitution des groupes sociaux, des cités et des nations. Et effectivement, aucune société ne peut se passer de « mythes régulateurs qui émergent périodiquement pour commémorer et restituer la société en cause » (Durand, 1981[2], p. 301). Les mémoires hégémoniques de la seconde guerre mondiale en sont un bon exemple : dans une société détruite et traumatisée par les pertes humaines (près de 5,5 millions de victimes civiles dont 3 millions de Juifs) et matérielles, il était de bon ton d’essayer de remotiver la nation en faisant l’éloge de la résistance. Au-delà de la volonté étatique de remotiver et de guérir les Français en deuil, l’objectif premier était de refaire nation, comme une seule entité forte et solidaire : c’est le récit national. C’est aussi ce que Raphaël Llorca tente d’appeler le « roman national »[3]. Il exprime l’idée qu’une nation est créatrice d’un certain nombre de narrations pour se raconter elle-même. Aujourd’hui, la France n’est plus seulement un élément de décor dans les publicités comme avant, où l’on utilisait la tour Eiffel ou le typique village français comme toile de fond. Elle est le sujet principal dans la communication des marques. Alors quelle est la place des marques dans ce fameux roman national ?
« Les trois exemples que j’aime utiliser sont ceux de la SNCF, de la FDJ et de Renault. La SNCF, dans son spot publicitaire hexagonal, renoue avec une longue tradition historiographique française qui est celle de réaliser des tableaux de la France, en exposant la diversité de ses paysages, ses traditions et sa population. La FDJ, elle, a transformé son fer de lance publicitaire, « faire gagner les Français », en une intention plus collective avec son nouveau slogan « et voir la France gagner ». En ce qui concerne Renault, c’est un optimisme conquérant sur la nation française qui tranche singulièrement avec le déclinisme ambiant. Et pour faire valoir ses nouvelles valeurs, Renault laisse le made in France au placard en faveur d’un made of France, sous-titré « fait d’esprit français ». Tout ce qui constitue le patrimoine immatériel de la France, Renault cherche à se l’approprier », Raphaël Llorca, 22 janvier 2024.
En conséquence, au moment où les élites culturelles et politiques étaient les moteurs du roman national, les marques contribuaient davantage à orienter la consommation des individus. André Citroën, rapporteur en 1925 de la commission chargée d’étudier l’organisation et le fonctionnement des monopoles des tabacs et des allumettes en France, disait qu’« il est d’une évidence absolue que tout produit commercial, pour se vendre, a besoin actuellement de publicité ». Il est à noter que Citroën était sans doute en avance sur son temps en matière de communication : le crash test publicitaire de la Citroën Traction Avant jetée du haut d’une falaise est éminent.
Le changement de paradigme économique mondial au cours du xxe siècle, avec son avènement à la chute de l’URSS en 1991, a entraîné une mutation du rôle des marques dans la société. Par leur action sur l’imaginaire de consommation – fumer une cigarette est vivement encouragé par les médecins (Chesterfield, 1953) –, les marques sont devenues porteuses de discours et contribuent à présent à forger l’imaginaire collectif et politique. Se pose alors la question de savoir si cette prise de position quant à ce qu’est ou devrait être la France n’est pas un danger pour la démocratie, dans la mesure où les marques n’ont jamais fait l’objet d’un quelconque suffrage…
LES PERSONNALITÉS PUBLIQUES, MOTEURS DE L’IMAGINAIRE COLLECTIF ET POLITIQUE ?
Prenez Taylor Swift et considérez-la comme un maillon potentiellement déterminant des prochaines élections américaines. En dépit du caractère anecdotique et loufoque de la chose, la crainte des républicains d’un potentiel soutien de sa part à Joe Biden est symptomatique de la montée en puissance de l’influence des personnalités publiques, et des récits et/ou discours qu’elles pourraient porter. David J. Jackson, professeur de science politique à la Bowling Green State University dans l’Ohio, démontrait dans une étude de 2018 que le soutien de ces individus pouvait avoir un réel effet sur les électeurs et électrices, en fonction de la familiarité, de la popularité et de la crédibilité de ces personnalités.
Les marques sont les premiers moteurs des représentations collectives[4] : elles produisent du discours sur tout et en tout temps. Le déménagement, l’amour, le sport, le mérite… Elles véhiculent une image dans laquelle se reconnaissent – ou non – les individus. Roland Barthes a justement cherché à montrer, dans Mythologies (1957), que les marques utilisent des images et des mots pour créer des mythes qui deviennent des sortes de « narrations marketing ». Le mythe, qui est une construction sociale, devient alors vendeur : il s’imprègne dans l’imaginaire culturel. Pour autant, au travers de la sémiologie, il montre également que le mythe n’a d’existence et de légitimité que dans la marque : en dehors, il n’est rien.
Prenez des marques dont la ligne éditoriale met l’accent sur le sport – amateur et professionnel, à l’exemple de Nike. Elles ont des clients cibles qui ne sont pas ceux des marques de luxe. Au-delà des mythes, les personnalités publiques, en devenant égéries, permettent également aux marques d’associer un nom à leur image et de toucher, de cette façon, le public qui est attaché à ce nom. Comme bon nombre d’exemples, on pensera à Charlize Theron pour le parfum J’Adore de Dior ou encore à Lily-Rose Depp pour le n°5 de Chanel.
Quoi qu’il en soit, si l’influence des marques (au travers des mythes), et aujourd’hui de ces personnalités, semble en pleine expansion, c’est qu’elles sont le symbole de l’accomplissement de soi dans l’imaginaire collectif. Pour la plupart des gens, être célèbre c’est être reconnu. La reconnaissance entraîne parfois le sentiment d’une plus grande légitimité dans l’expression de ses opinions, bien souvent à tort.
L’ESPACE PUBLIC EST-IL UN VECTEUR DE LA CRÉATION IDENTITAIRE ?
Venons-en au cœur du sujet. L’espace public est-il un vecteur identitaire ? J’entends par vecteur identitaire un moteur de la création des identités individuelles, la vôtre et la mienne par exemple. L’espace public est le lieu de toutes les rencontres. Il est un lieu de partage, d’interactions, d’altercations, de questionnements… Il est finalement l’espace dans lequel nous rencontrons l’altérité, ce qui nous est autre, ce qui nous est extérieur. Il est aussi le lieu par lequel nous devonspasser pour nous déplacer. Il est un indénombrable de nos quotidiens, la condition sine qua non de tout ce que nous faisons. En somme, il est le liant des différents centres d’intérêt que nous avons et qui matérialisent nos bassins de vie : la salle de sport de la commune, le jardin public, la mairie, la maison des grands-parents…
L’espace public, dans ses multiples dimensions, est le lieu des pluralités. Il est l’espace où circulent les individus et les idées : quoi de mieux pour véhiculer des discours et lancer des tendances ? Les abribus JCDecaux, par exemple, sont des lieux de service public qui profitent de la fréquentation des usagers pour faire la publicité des marques et des évènements sociaux et culturels. Le slogan de la société est éloquent : « La communication des marques finance cet abribus pour mieux vous abriter ». Le service public rendu contribue donc à relayer l’information politique, économique, sociale ou culturelle et de ce fait, influence nos modes de pensée, nos modes de vie et nos modes de consommation. Prenez les campagnes de publicité Burger King (BK). Elles permettent de faire connaître les nouveautés proposées par l’entreprise, de susciter un nouvel intérêt pour la marque de la part des clients réguliers et d’attirer de nouveaux clients. On les retrouve sur les façades des bâtiments, sur les panneaux d’affichage des abribus, sur les véhicules des transports publics… Et bien entendu, ce qui vaut pour BK vaut pour l’ensemble des marques. L’espace public est ce même lieu de rencontres sociales et donc, de rencontre avec le besoin. Le besoin d’essayer des nouveautés, de renouveler un équipement par un autre plus récent, de goûter des saveurs d’ailleurs…
Vous l’aurez compris, si l’omniprésence des marques dans l’espace public contribue à façonner nos identités propres, c’est qu’elles jouent un rôle d’influence important sur nos pratiques et nos usages. Pour reprendre une formulation de R. Barthes, « le mythe est une parole stéréotypée » : in fine, la marque, qui en est à l’origine, est le vecteur des idées reçues qui finissent par s’ancrer dans la société. L’imaginaire collectif exerce sur les individus que nous sommes des pressions que nous acceptons ou rejetons et ce faisant, il participe à notre propre développement. Par conséquent, si les marques nous façonnent et nous aiguillent dans nos choix et cheminements de pensées, c’est qu’elles contribuent également à créer des micro-communautés qui se reconnaissent par la similarité de leurs préférences. Ainsi, en plus de modeler les esprits, elles parviennent à modeler les corps, les structures sociales qui nous animent, les discours qui circulent et s’assimilent… Elles sont un tout, et en tout temps omniprésentes et éminemment influentes : la fabrique de nos identités en dépend.
© CAMILLE GOLUNSKI
[1] Les représentations collectives renvoient à des conceptions du monde qui s’imposent à tout un chacun dans une société donnée et à un moment donné. Elles orientent de fait les processus impliqués dans les constructions et les dynamiques identitaires.
[2] Durand, Gilbert. « Le social et le mythique. Pour une topique sociologique ». Cahiers internationaux de sociologie, LXXI, Les Sociologies, juillet-décembre 1981.
[3] Popularisée par Pierre Nora, l’expression « roman national » est passée dans le langage courant : elle désigne le récit patriotique, centralisateur, édifié par les historiens du xixe siècle tout à la louange de la construction de la nation.
[4] Chapitre 6, « Les représentations collectives », dans DESCHAMPS, Jean-Claude, MOLINER, Pascal. L’identité en psychologie sociale. Des processus identitaires aux représentations sociales. Armand Colin, 2012.
Correctrice : Julie Poirier (@correctrice_point_final)