LES NON-DITS : UN LABYRINTHE KAFKAÏEN


Dans le combat entre toi et le monde, parie sur le monde.1

De la complexité de l’existence, où une partie importante de la réalité reste cachée ou invisible, et où l’individu se trouve confronté à des forces extérieures qu’il ne peut pas toujours comprendre ou maîtriser.

En littérature, les concepts de l’invisible et des non-dits sont souvent étroitement liés. L’invisible peut se manifester à travers les non-dits, représentant des idées, des émotions ou des réalités qui ne sont pas explicitement exprimées dans le texte, mais qui sont présentes en arrière-plan, suggérées par les mots, les actions ou les silences des personnages.

Les non-dits créent une atmosphère de mystère, de tension ou de suggestion, permettant d’explorer les couches cachées de l’histoire et d’interpréter les significations implicites. Ensemble, l’invisible et les non-dits enrichissent souvent la profondeur et la complexité d’une œuvre littéraire, offrant aux lecteurs une expérience de lecture riche et nuancée.

Franchir les limites de l’invisible en littérature, c’est aussi s’intéresser à la manière dont les textes peuvent influencer, voire transformer, notre perception du réel et de l’indicible, rendre tangible l’intangible, notamment en ce qui concerne les émotions et sensations.

Pour aborder l’invisible dans l’œuvre de Kafka et de manière plus précise les non-dits, penchons-nous sur des éléments spécifiques qui illustrent cette thématique complexe.

Kafka excelle à dépeindre des mondes où l’incompréhensible et l’indéfinissable règnent, créant un sentiment d’angoisse et d’aliénation qui pénètre profondément le lecteur.

L’IMPLICITE

Les non-dits sont une caractéristique importante de l’œuvre de Kafka, ils sont omniprésents et chargés de signification. Son écriture est souvent marquée par des silences, des ambiguïtés et des significations cachées qui laissent place à l’interprétation et à la réflexion. Ces non-dits renforcent le sentiment d’aliénation, d’absurdité et d’incommunicabilité présent dans ses récits, créant ainsi une atmosphère oppressante et mystérieuse. Les personnages de Kafka sont souvent confrontés à des situations absurdes et à des systèmes bureaucratiques oppressants, où les mots et les actions échouent à exprimer pleinement la réalité. Cela crée un sentiment de frustration et d’impuissance qui résonne profondément avec les lecteurs.

Dans La Métamorphose2, la raison de la transformation de Gregor en insecte n’est jamais explicitement expliquée, laissant place à différentes interprétations quant au sens symbolique de cet événement.

Dans l’œuvre de Kafka, les non-dits se manifestent à travers plusieurs aspects. Tout d’abord, ses personnages ont souvent du mal à communiquer ou à exprimer leurs sentiments et leurs pensées, ce qui crée des lacunes dans la narration et laisse des questions sans réponse pour le lecteur. De plus, Kafka utilise fréquemment des situations ambiguës et des symboles complexes qui invitent à différentes interprétations, laissant ainsi une part de mystère et d’incertitude dans ses récits. En outre, les relations entre les personnages sont souvent marquées par des tensions non exprimées et des sous-entendus, renforçant le sentiment d’isolement et d’incompréhension qui caractérise son univers littéraire. Enfin, les thèmes récurrents de la culpabilité, de la responsabilité et de la recherche de sens sont abordés de manière allusive, laissant au lecteur le soin de décrypter les messages cachés derrière les mots comme dans Le Procès3, où les raisons de l’arrestation et du procès de Josef K. demeurent vagues, ce qui crée une atmosphère d’angoisse et de mystère.

Chez Kafka, les non-dits peuvent également se manifester à travers les relations entre les personnages. Par exemple, dans Le Château4, les motivations et les intentions des habitants du château envers K. restent floues, créant ainsi une tension et un sentiment d’aliénation chez le protagoniste et les lecteurs.

Notons que d’une manière générale, la communication inefficace ou incomplète entre les personnages est souvent utilisée par Kafka pour souligner l’impossibilité de compréhension totale et de connexion véritable entre les individus.

L’INHÉRENT : TRANSFORMATION ET ALTÉRITÉ

Les situations absurdes et kafkaïennes plongent souvent les personnages dans des scénarios où la logique et la raison n’ont plus cours. L’irrationnel devient une force invisible qui guide ou déroute. Dans La Métamorphose, le personnage de Gregor Samsa se réveille un matin transformé en un insecte gigantesque. Cette transformation physique radicale place Gregor dans une situation où son identité humaine devient invisible aux yeux de sa famille et de la société.

La lutte intérieure de Gregor, son désir de conserver son humanité malgré son apparence, l’incompréhension et le rejet de son entourage, font de l’invisible le cœur tragique du récit et les non-dits renforcent le sentiment de désespoir et d’isolement de Gregor.

Si la métamorphose physique de Gregor est au cœur de l’intrigue, Kafka utilise cet événement surréaliste pour explorer des aspects invisibles de l’existence humaine : l’aliénation, l’identité, la culpabilité, et la difficulté des relations familiales.

Le récit va au-delà de la simple transformation physique pour sonder la façon dont la famille de Gregor réagit à son changement, révélant la vraie nature de celle-ci et les dynamiques familiales sous-jacentes qui étaient invisibles ou ignorées avant sa transformation. La façon dont Gregor lui-même et les membres de sa famille font face à cette situation inhabituelle met en lumière les défis émotionnels et psychologiques de l’aliénation et de l’isolation sociale.

Dans Le Château le personnage principal, K., tente désespérément d’accéder à un château et à ses autorités pour comprendre sa mission dans le village où il a été envoyé. Le château, à la fois omniprésent et insaisissable, symbolise cette quête de sens dans un monde indéchiffrable. 

 

Dessins de Kafka. Les Cahiers Dessinés, 2021
Dessins de Kafka. Les Cahiers Dessinés, 2021

« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi»5 L’invisible chez Kafka n’est pas simplement un thème parmi d’autres ; c’est une toile de fond contre laquelle se déploient tous les éléments de son œuvre. En explorant l’invisible, Kafka pose des questions fondamentales sur l’existence, l’identité, l’autorité, et le sens, sans offrir de réponses définitives.

Kafka a le talent de rendre l’invisible tangible à travers ses écrits, il nous invite à questionner nos perceptions, nos croyances, et la réalité elle-même, nous plongeant ainsi dans une profonde réflexion sur notre propre existence.

L’invisible chez Kafka ne sert pas uniquement de décor à ses histoires ; il est un personnage à part entièreun labyrinthe sans fin de significations à décrypter.

Du 1er mars au 2 juin, la bibliothèque nationale de Berlin présente dans son espace d’exposition (Stabi Kulturwerk) une sélection inédite de clichés de Franz Kafka (1883-1924) et de sa famille. L’exposition offre un regard neuf sur cet aspect de la vie de l’écrivain praguois de langue allemande, cent ans après sa mort, le 3 juin 1924.

 

© SOPHIE CARMONA

Correction : Julie Poirier @correctrice_point_final


1 Citation extraite de Kafka, Franz. Les aphorismes de Zürau. Éditions Gallimard, 2010. Entre 1917 et 1918, Kafka séjourne huit mois chez sa sœur Ottla à Zürau, dans la campagne de Bohême. C’est durant cette période que sont nés ces « aphorismes » étranges et déroutants : alors que Kafka avait coutume de remplir des cahiers d’écolier d’une écriture serrée, ici au contraire il dispose une phrase, un paragraphe tout au plus, sur de petites feuilles volantes.

2 Kafka, Franz. La Métamorphose. 1915.

3 Kafka, Franz. Le Procès. 1925.

4 Kafka, Franz. Le Château. 1926.

5 Kafka, FranzRéflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin. Rivages, 2001.

Image à la une : Andy Warhol, Franz Kafka, 1980


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