Dans Yasmina Reza ou l’intelligence des petits riens, la dramaturge affirme, selon des propos recueillis par Louise David, qu’elle « aime partir d’un petit rien et le grossir, pour aboutir à des questions existentielles[1] ». De ce principe de gradation semble émerger un rapport complexe entre deux notions a priori antithétiques – contribuant à faire se relier l’infiniment petit et l’infiniment grand. L’esthétique de Y. Reza serait donc fondée sur une forme de rencontre, si ce n’est de tension, donnant à voir ce qui est n’est pas voué à perdurer – mieux, ce qui semble fait pour vaciller. Cette perspective s’avère également à l’œuvre concernant la notion d’invisibilité dans les différentes pièces de son répertoire théâtral. Les motifs et les enjeux présents sans être vus ou délibérément ignorés constitueraient le fondement d’une vaste révélation, dont le point de départ s’avérerait in fine le véritable centre névralgique de la pièce. Ainsi en est-il notamment dans Le Dieu du carnage, mettant en scène deux couples entrant en crise après avoir tenté de remédier à un différend opposant leurs enfants respectifs : ce qui était central devient peu à peu marginal, au contraire du sous-jacent, longtemps présent mais nié, qui se révèle. Dans « Art » aussi, l’invisible semble au cœur des débats après l’achat par un personnage d’un tableau non figuratif uniquement composé de déclinaisons de blanc, avant de devenir le symbole et l’ultime révélation d’une rupture amicale. S’entremêlent donc, à l’étude de l’invisible, des perspectives simultanément sociales, ontologiques et interrogeant voire contestant le genre théâtral – comme c’est le cas avec la mise en scène d’un entretien littéraire impossible dans Comment vous racontez la partie.
UN TROMPE-L’ŒIL PROTÉIFORME
À cet égard, il paraît pertinent de noter que ces trois pièces semblent fondamentalement traversées par l’invisible, qui en investit jusqu’aux plus infimes éléments microstructurels. Le Dieu du carnage joue ainsi en permanence sur la dichotomie de la présence et de l’absence, du visible et de l’invisible dans les paroles des personnages : « je vois[2] », « Regarde[3] », « ouvertement[4] » se confrontent de manière régulière au lexique ou aux préfixes privatifs évoquant le retrait – « disparu[5] », « interner[6] ». Émerge donc non seulement une forme de continuum entre ces deux perspectives, mais aussi, par le phénomène de ressassement, une forme de saturation de l’invisible. Celle-ci devient même le motif central, l’élément déclencheur et l’enjeu fondamental de l’intrigue dans « Art » : « Il n’y a pas de couleurs. Tu ne les vois pas. Et elles ne te touchent pas[7] », affirme ainsi Marc à Yvan, arbitre malgré lui de la dispute l’opposant à Serge au sujet de son nouveau tableau. Objet de tensions, autant que tension en lui-même, l’invisible se caractérise ici paradoxalement par son envergure, son omniprésence. Il s’agirait davantage d’une notion évolutive, en trompe-l’œil, où ce qui ne se donne pas à voir initialement finit par devenir l’un des rares – si ce n’est le seul – motifs à être encore vu. L’invisible chez Y. Reza serait donc une inversion par définition, une mise à mal des dogmes et des lieux communs.
REFUSER DE VOIR
Cette perspective semble particulièrement opérante d’un point de vue social, dans les interactions entre les personnages. L’invisible n’existerait ici que parce qu’on a refusé de le voir, forme de construction factice et artificielle relevant de la seule convenance – pour éviter de se confronter à un réel trop abrupt, violent et, en un mot, indésirable. L’invisible relève davantage du regard que l’on détourne, au profit de motifs ressortissant à « l’insignifiant et l’anodin[8] », selon les termes de Salah El-Gharbi dans Yasmina Reza ou le théâtre des paradoxes. Cet aspect, que l’on pourrait assimiler à une forme de divertissement pascalien, se trouve notamment mis en valeur par le langage, ou davantage par l’usage qui en est initialement fait – celui de la conversation, entremêlant les sujets légers et les verbes de perception : « Tu es sorti un peu ? Tu as vu des choses ?[9] » demande ainsi Serge à Yvan, « C’est le petit fleuriste du marché Mouton-Duvernet. Vous voyez, celui qui est tout en haut » répond Véronique à Annette quand elle lui affirme qu’« elles sont ravissantes ces tulipes[10] ». C’est avec ironie que l’on assiste au dévoiement de ce motif alors que le conflit entre les enfants des deux couples s’est finalement retourné contre ceux qui étaient censés y mettre fin : « Elle [Annette] fait mine de partir puis revient vers les tulipes qu’elle gifle violemment. Les fleurs volent, se désagrègent et s’étalent partout[11] ». Les tulipes semblent ainsi symboliser l’invisible rendu visible, et qui ne peut que se traduire dans une forme d’éclat, par l’agressivité dans les mots et les actes.
DISSÉMINATION, GRADATION ET INVISIBILISATION DU THÉÂTRE PAR LE THÉÂTRE
L’invisible, envisagé comme une métaphore des pulsions régissant l’être, n’existe donc pas chez Reza, ou n’existe que tant qu’on le désire ou que l’on parvient à le faire perdurer. Ainsi en témoignent les larmes ou les vomissements des personnages, formes de retours du refoulé, de débordements de l’invisible factice qui ne peut plus être contenu. Ceux-ci vont même jusqu’à se disséminer hors du cadre dramatique des pièces, pour atteindre leur contenant, le genre théâtral lui-même. Dans Comment vous racontez la partie se joue ainsi une forme d’invisibilisation des lieux communs théâtraux par l’accumulation macrostructurelle de didascalies aux tonalités éminemment narratives, assimilant la pièce à une forme de récit dont on tairait le nom. Ainsi demande-t-on notamment, en entravant le déroulement dramaturgique, si la robe de l’auteure Nathalie « n’est […] pas un peu courte pour une prestation littéraire ?[12] » – à la manière d’un narrateur employant le discours indirect libre. Celui-ci semble s’inscrire sous le signe de l’immersion et de l’accaparement, puisqu’intervenant dans un genre littéraire qui n’est a priori pas le sien. L’invisibilisation du théâtre en tant qu’objet textuel semble même se doubler, à en croire Hélène Jaccomard dans Yasmina Reza et le bonheur, d’invisibilisation du théâtre en tant qu’objet scénique. Celle-ci mentionne en effet l’existence chez Reza d’un type de « didascalie clairement destinée à un lecteur plutôt qu’à un spectateur[13] ». Ainsi en est-il quand ce que l’on peut assimiler à une forme de narrateur invisible « brise le quatrième mur » en essayant d’engager un dialogue avec le lecteur. Cela contribue de facto également à invisibiliser le personnage, privé de sa parole, et de l’attention – au profit d’une entité narrative, forme de présence in absentia.
L’invisible semble donc se manifester par une forme de paradoxe, puisqu’omniprésent et pluridimensionnel. Chez Reza[14], il relèverait davantage de la construction que du fait établi – n’existant que de manière précaire et voué à réapparaître au grand jour. On assiste ici à une crise de la révélation, dans laquelle l’invisible donné à voir constituerait le symptôme d’un dérèglement multiple, forme de questionnement métathéâtral comme de remise en cause intégrale de la pièce dans son contenu et dans son propre cadre.
© LUCIEN DETHURENS
[1] DAVID, Louise, Yasmina Reza ou l’intelligence des petits riens. https://lepetitjournal.com/barcelone/ actualites/rencontre-yasmina-reza-ou-lintelligence-des-petits-riens-2612
[2] REZA, Yasmina. Le Dieu du carnage. Gallimard, Paris, 2007.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] REZA, Yasmina. « Art ». Gallimard, Paris, 2009.
[8] EL-GHARBI, Salah. Yasmina Reza ou le théâtre des paradoxes. L’Harmattan, Paris, 2010.
[9] REZA, Yasmina. « Art ». Gallimard, Paris, 2009.
[10] REZA, Yasmina. Le Dieu du carnage. Gallimard, Paris, 2007.
[11] Ibid.
[12] REZA, Yasmina. Comment vous racontez la partie. Gallimard, Paris, 2011.
[13] JACCOMARD, Hélène. Yasmina Reza et le bonheur. L’Harmattan, Paris, 2022.
[14] Pour plus d’informations biobibliographiques, voir notamment : https://www.theatre-contemporain.net/biographies/Yasmina-Reza/presentation/?path=biographies/Yasmina-Reza/presentation ou encore https://www.bnf.fr/sites/default/files/2018-11/biblio_reza.pdf
Correction : Ludivine Corbin