PARADOXES PAYSAGERS DE L’(IN)VISIBLE SUBAQUATIQUE


Lundi 18 mars 2024, 5 h : à l’aube, et quittant les rivages de la baie du Stiff, les feux des phares insulaires de Ouessant balayent de leurs lumières les flots d’un bleu indanthrène. Les sifflements du vent tapissent le paysage sonore d’un silence effrayant. À bord d’un sinagot d’Iroise1, il est difficile d’avancer parmi les rochers qui s’érigent comme des obstacles inattendus. Le brouillard matinal empêche de percevoir l’horizon. Les cartes maritimes ne sont d’aucune utilité. Coincé et perdu, le vent menace le navire de chavirer. La peur est frappante. Elle ronge corps et âmes. Quand soudain, évanouie dans la détresse, une lueur d’espoir apparaît. Signe de réjouissance, les côtes de la terre ferme commencent à se dessiner sous nos yeux ébahis. Sur bâbord, les affleurements des falaises rocheuses nous guident jusqu’à l’entrée du site de plongée.

DÉPASSER L’(IN)VISIBLE PAR LA NOTION DE « PAYSAGE »

Nous avons dépassé les limites traditionnelles de l’espace. Nous sommes allés au-delà des frontières terrestres pour atteindre un lieu infiniment complexe, tout aussi sublime que titanesque, celui des profondeurs sous-marines. Le ballet nautique de méduses nous pousse à nous aventurer dans les posidonies, l’un des Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne. La déambulation marine offre à voir une palette de paysages, invisibles depuis l’observatoire tellurique. Perçu depuis la terre ou les univers insulaires de la mer, « l’océan est représenté comme un espace parfaitement isotrope » (M. Roux, 1998). Ce serait l’horizontalité de cette étendue bleue qui ne permettrait pas de qualifier les fonds marins en de véritables paysages. Pourtant, les récits marins des scaphandriers du XIXe siècle n’ont fait que participer à la construction de l’imaginaire collectif des ambiances subaquatiques. Par un processus d’artialisation2, les fonds marins sont devenus des paysages affectant le domaine du visible et celui de la sensibilité humaine. À la fois source d’émerveillement et de craintes, les océans font appel à un socle de culture, fondé sur des représentations iconographiques, collectives et personnelles. La scénarisation des fonds marins accorde l’existence même de paysages encore trop obscurs. À cet égard, en quoi l’invisibilisation des fonds marins fait-elle émerger le concept de « paysage » ?

Au sens géographique du mot, le paysage est la retranscription visuelle de l’espace qui s’offre à voir. Issu d’un construit social, le paysage est une notion subjective et largement polysémique qui fait appel aux émotions individuelles de chacun d’entre nous. C’est un construit qui enveloppe le corps humain. En dépit de la réalité sensible qu’ils représentent, les fonds marins demeurent largement sous-représentés dans la littérature et les arts. Sous l’eau, comme sur terre, les éléments de perception orientent les plongeurs. Les sons sont particulièrement intensifiés par la masse d’eau. Elle est un amplificateur de sons. À défaut de posséder des branchies, l’humain ne peut pénétrer les eaux que par la pratique de l’apnée, l’utilisation de bouteilles d’oxygène ou le recours à des technologies avancées. De fait, la perception sensorielle des espaces sous-marins se trouve modifiée par la masse d’eau.

L’INVISIBILISATION DES PAYSAGES SOUS-MARINS

L’invisibilisation des fonds marins est marquée par une faible accessibilité, un manque de perceptibilité ainsi qu’une production de connaissances parfois trop techniques, voire inexistantes. Comme évoqué précédemment, si la perception sensorielle des espaces sous-marins est conditionnée par l’opacité de la masse d’eau, c’est qu’elle est probablement à l’origine de l’invisibilisation des paysages subaquatiques. L’accès aux fonds marins est conditionné par un éloignement de ces paysages. Discréditer leurs existences est la condition même de leurs méconnaissances et ce faisant, d’une faible intégration aux projets opérationnels. Pourtant, sur terre, ce phénomène d’invisibilisation existe. Seulement, nous n’y prêtons pas attention, car les entités géographiques deviennent elles-mêmes des parties constituantes de paysages. À cela, qu’est-ce qui différencie tant la mer de la terre ? Pourquoi ne pas voir les profondeurs comme de simples continuums paysagers ? En réalité, les paysages sous-marins ne sont que des extensions de terres recouvertes d’eau. L’eau est l’élément conditionnel de la caractérisation des paysages sous-marins. Si plus de la moitié des océans restent inexplorés, c’est que les propriétés physiques sont un obstacle à l’exploration des profondeurs. Pour les découvrir, il faut en défier la pression et l’angoisse de croiser d’innombrables créatures abyssales.

PERSPECTIVES GÉOGRAPHIQUES ET OPÉRATIONNELLES

Pour que les paysages sous-marins soient reconnus, visibilisés et accessibles, certains acteurs de l’aménagement des territoires se portent garants de leurs reconnaissances. En Bretagne, les fonds marins sont intégrés aux réflexions urbanistiques. Ils deviennent des outils pédagogiques, sensibles et instrumentalisés3 auprès des habitants. Dans cette perspective, est-il possible de concevoir des projets de paysages subaquatiques pour les territoires côtiers ? Entre 2018 et 2019, le parc national des Calanques a été le premier à engager la démarche. Un plan stratégique de l’évolution des actions a été établi : il permet de révéler les paysages sous-marins. Il tient également compte des enjeux de préservation de la biodiversité marine. Il articule les projets d’aménagements entre terre et mer. La convergence des deux portions, terrestre et maritime, permettrait d’envisager une vision globale et cohérente des aménagements d’avenir. Ainsi, l’association du concept de « paysage » à ces lieux inaccessibles serait un moyen de visibiliser les profondeurs en offrant de véritables panoramas encore irrévélés. Ces paysages affichent une forme paradoxale de l’invisibilité : à la fois attractifs et repoussants, ils restent des objets ambivalents dans les représentations collectives. Mais si l’objectif recherché est de reconsidérer ces lieux engloutis, le caractère invisible ne représenterait qu’un heurt épistémologique. En ce sens, les études de paysage ont à cœur de montrer la richesse que le sujet renferme. Peu à peu, le concept s’est formé à partir de critères qui se veulent être les plus objectifs possibles et en même temps, derrière cette idée, chacun peut y mettre ce qu’il entend, ce qu’il ressent. Par conséquent, les décideurs sont encore hésitants à intégrer les océans dans leurs réflexions. À défaut de les assimiler à la matérialité4 des territoires, ils les voient plutôt comme des outils éducatifs, des espaces d’interface entre la terre et la mer. L’eau des profondeurs devient ainsi la frontière exclusive, préservant ce monde inexploré (in)tangible.

 

© AMBRE BOUTES


1 Mer bordière sur les côtes du Finistère, en Bretagne.

2 Roger, Alain. « Court traité du paysage », Gallimard, 2017, 252 p.

3 Le fait de considérer l’aspect utilitaire d’un outil ou d’un objet.

4 L’aspect physique, réel et visible d’un territoire.


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