BELPHÉGOR. ARCANA IMPERII

Jean-Léon Gérôme, L'Éminence grise, 1873

« Et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera » – Jean, 8 :32

Des nobles, des prélats, des maréchaux — tous ceux que Pascal appelle les Grands. Courbés, voire humiliés, les Seigneurs du Royaume ont les yeux tournés vers un prêtre qui descend les marches du Palais-Cardinal, lisant la Bible, sans accorder un seul regard à tous ces signes de respect. Vêtu d’une simple bure et chaussé de sandales, la modestie de sa démarche et de sa tenue fait contraste avec la déférence des Grands, tous richement coiffés et parés. Cet homme, c’est François Leclerc du Tremblay, dit « le père Joseph » ou « l’éminence grise ». Son surnom fait référence à celui qu’il servait et conseillait : Richelieu, Premier ministre de Louis XIII. Si Louis XIII règne, c’est Richelieu qui gouverne, et si c’est Richelieu qui gouverne, c’est le père Joseph, qui oriente sa politique. Éminence grise donc, grise parce que simple prêtre, mais éminence, car revêtu de toute la dignité et de toute la puissance d’un prince de l’Église. « Éminence grise » désignera par la suite tout conseiller influent d’un chef d’État, et n’en finira pas de susciter les fantasmes sur les rouages du pouvoir. Plus fondamentalement, cette formule traduit une certaine compréhension de la nature du pouvoir : le pouvoir, le vrai, le seul ne se voit pas. À la différence du rouge réservé aux cardinaux dans la hiérarchie épiscopale — rouge couleur pimpante et criarde, forte de nombreuses connotations — le gris est une couleur discrète, qu’on ne remarque pas, tant elle se fond si bien dans le décor, tant elle met en valeur toute autre couleur. Prenez du gris, mariez-le avec n’importe quoi, cela ressortira.

Lorsqu’on regarde le tableau de Gérôme, au premier abord, on ne voit pas le père Joseph, la couleur grise lui permet de se fondre dans le décor du pouvoir. On ne le voit que par le regard des nobles courbant l’échine devant lui. Ce tableau nous interpelle : pourquoi ces Grands s’inclinent-ils, comme à l’arrivée du roi, devant un homme « si petit » ? Ils ont compris ce qu’il était : celui qui gouvernait vraiment. S’il y a quelqu’un derrière Louis XIII, c’est Richelieu, et s’il y a quelqu’un derrière Richelieu, c’est le père Joseph. Derrière, au sens de la pensée de derrière que Pascal cherche à enseigner au fils du duc de Luynes. Pensée de derrière, c’est-à-dire pensée qui va au-delà des apparences du pouvoir, au-delà du prestige et de la richesse, pensée qui va au plus profond de qui gouverne véritablement les Hommes. Derrière donc, c’est-à-dire au-dessus.

Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, 1701

Pour le comprendre, revenons plus d’un siècle et demi auparavant. En 1701, Hyacinthe Rigaud peint le célèbre portrait du Roi-Soleil. C’est le portrait du pouvoir, en tant qu’il est visible. Tous les attributs y sont : couronne, sceptre, épée, fleur de lys, regard fier et altier du roi. Avec Gérôme en 1873, tout un renversement, le pouvoir a changé de main ou de visage, après tout, bien des révolutions sont passées par là… Une métamorphose ? Non. Certes, Gérôme peint à la fin du XIXe ; l’époque a changé, pas le pouvoir. Il reste le même, invisible.

Que nous montre donc ce tableau ? Là où Rigaud peignait le pouvoir comme se montrant, Gérôme peint le pouvoir comme ne se montrant pas. Chez Rigaud, la représentation du pouvoir par le portrait lui assurait son efficacité auprès du peuple (Louis Marin, Le portrait du Roi). Le corps politique, invisible, est rendu visible par le portrait. Ce besoin de représentation est de perpétuer la présence de la dignité royale, car la souveraineté a besoin de se faire voir pour assurer l’effectivité de son règne. La représentation du pouvoir s’adossait dès lors au pouvoir de la représentation. En affirmant la présence du roi, le portrait manifeste son pouvoir au lieu-même où il ne se manifeste pas ; il est partout y compris là où il n’est pas. Gérôme inverse ou plutôt complète cette conception du pouvoir. En effet, si tout État a besoin d’un chef visible, se montrant au peuple comme son garant, son représentant, il a aussi besoin de mains et d’esprits, d’autant plus efficaces qu’on ne les voit jamais. Services spéciaux, sociétés secrètes, fraternités sont autant d’organes grouillant de petits pères Joseph, tous dévoués au service de l’État.

« Pas vu, pas pris » dit l’adage que l’éminence a fait sien. Une telle attitude dans l’exercice du pouvoir ne saurait se passer d’une certaine éthique. Discrétion totale et ardeur absolue à la tâche ; mais ne lui en demandez pas plus ! C’est un des architectes de la guerre de Trente Ans. Cet homme d’Église a substitué la raison d’État à la Loi de Dieu. Mieux encore, il est Dieu. Le père Joseph, comme Hélios, voit tout, sait tout, et rend toute chose visible et présente. Mais il ne peut lui-même être vu à l’instar de l’Éternel qui dit à Moïse : « l’homme ne peut me voir et vivre » (Exode 33 :20), au sens où un criminel ne peut tolérer que survive un témoin qui aurait assisté à son forfait.

En rendant visible l’invisible, Gérôme nous interroge sur notre conception actuelle du pouvoir.

Tout d’abord, en montrant que le vrai pouvoir n’est jamais celui qu’on voit, que ce soit à l’œuvre ou en personne, il donne raison à une position typique de notre époque : le complotisme. En effet, qu’est-ce que le complotisme, sinon la théorie selon laquelle le pouvoir est toujours derrière, sous les cartes ? Mais le complotisme a une faiblesse : il a toujours raison. Puisqu’il projette sans prouver, il ne peut jamais être réfuté. Aucun contre-argument ne pourra contester sa position, car aucune preuve ne permet d’attester quel pouvoir a effectivement agi (des tours du World Trade Center au laboratoire de Wuhan), puisqu’il était déjà ailleurs au moment où son action fit effet. Le complotiste a raison en comprenant le pouvoir comme ne se montrant jamais, mais se fait berner par le pouvoir en croyant le désigner. Car si le pouvoir a bien des noms, ou seulement des sigles, il n’a jamais de visage. Voilà peut-être ce qu’en second lieu certains dirigeants actuels ne comprennent pas. Formés et rompus à la « communication », bien des politiques oublient souvent qu’exercer le pouvoir c’est d’abord se taire et agir, rester caché et non se montrer. Si beaucoup s’accrochent désespérément à l’image qu’ils renvoient pour simplement exister, d’autres, en revanche, ont compris que rester dans l’ombre permet de mieux gouverner.

Ces deux conceptions pullulent aujourd’hui, mais rassurons-nous : l’invisible père Joseph veille toujours sur nous, comme le bon berger sur ses brebis. Et personne ne pourra le faire déchoir de son trône ou de sa superbe, car il n’a ni trône ni superbe. Son éminence nous montre donc que le vrai pouvoir, à l’instar de Dieu, ne se montre pas, ne parle pas, ne s’incline pas.

 

© DAPHNÉE
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Image à la une : Jean-Léon Gérôme, L’Éminence grise, 1873

Correction : Amandine DE VANGELI (@adv_correction)


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